Peu avant le synode sur la synodalité, Jean-Marie GUÉNOIS a publié un livre sur le pontificat du pape François. Ce n’est pas un livre de critiques, mais un travail critique sur le pontificat. Un pontificat qu’il envisage « dans le contexte plus large de ses prédécesseurs et de l’histoire récente de l’Église ». Une étude documentée bienveillante mais lucide. Un livre à lire par ceux qui s’interrogent sur le ressort intime du pontificat actuel.
Jean-Marie GUÉNOIS ne se définit pas comme vaticaniste, sans doute par modestie, car il est le meilleur connaisseur français du Vatican. Il a longuement vécu à Rome où il dirigeait l’agence de presse I.Media, avant de collaborer à La Croix et au Figaro. A ce titre, il a participé à tous les voyages des derniers papes et connaît mieux que personne les arcanes du Vatican. Le regard qu’il porte sur l’Église est assez rare parmi les journalistes. « Ces pages nous introduisent dans un monde à part, celui du Vatican et du Pape, au cœur d’un pouvoir séculaire et hors de portée : celui des esprits, de l’esprit et de l’Esprit Saint selon la tradition catholique. » Il avoue, en commençant, qu’en dépit des scandales, son travail lui a appris que la notion de sacré n’est pas un concept dépassé quand on observe l’Église. Le pire y côtoie le meilleur. L’Église n’est pas un univers de « bisounours ». L’Esprit Saint la gouverne au milieu d’un dédale d’héroïsme et de sainteté, mais aussi de turpitudes peu communes, au point que sa survie au long de l’Histoire demeure un mystère. A cet égard, Jean-Marie GUÉNOIS met en garde contre la confusion entre « faux mystère », dont pour lui le secret de l’élection du pape est un bon exemple, et « vrai Mystère » : celui de l’Eucharistie dont il déplore que l’Église ne parvienne plus à l’expliquer. L’un des mérites de cet essai est de sortir le lecteur d’une vision de l’Église et du pontificat, soit trop naïve ou irénique, soit trop machiavélique et polémique. Il a, en particulier, de très belles pages dans son chapitre 3, intitulé « Le Royaume du Pape ».
Entre subtilité et brutalité
En dépit de sa bienveillance, l’auteur demeure lucide sur le caractère et la méthode de François. Certains le savent déjà, le Pape, comme il l’avoue lui-même, est « rusé ». Mais Notre Seigneur lui-même n’en fait-il pas une qualité, à condition de conserver le cœur de la colombe ? Une colombe, certes musclée dans le cas du Saint-Père. Très tôt, Jorge Mario Bergoglio a été connu, dans la Compagnie de Jésus, pour sa radicalité. Une radicalité qui est le propre des saints. Mais, chez le Pape, comme le note Jean-Marie GUÉNOIS, certains dénoncent aussi, « comme une forme de violence parfois colérique » ; et il ajoute un peu plus loin : « Autre paradoxe de ce Pape réformateur, il aura été très dur comme patron et très miséricordieux comme pasteur. Il aura été, par exemple, d’une rudesse sans merci pour les « bons cathos pratiquants » dont il aura souvent critiqué publiquement et sans retenue les travers et « l’hypocrisie », et d’une mansuétude infinie pour ceux qui ne partagent pas la foi catholique ou qui vivent loin d’elle. »
Ces traits de caractère et ces partis pris qui déstabilisent son entourage, ses collaborateurs, les observateurs et les chrétiens eux-mêmes, le pape les assume totalement, « souvent sans égard pour la confusion interne, les clivages et divisions qu’elle a pu semer, ou pour les personnes blessées voire anéanties », écrit Jean-Marie GUENOIS. En réalité, tout se passe comme si cette attitude s’inscrivait délibérément dans une méthode de gouvernement qui rompt radicalement avec celle de ses prédécesseurs.
La méthode du Pape François
Les pages que consacre Jean-Marie GUÉNOIS à la méthode de François sont particulièrement intéressantes. Le Pape a comme objectif une « réforme irréversible ». Cette réforme, dont les contours ne sont pas très clairs, a comme source d’inspiration la lecture assidue du cardinal Congar et, en particulier, de son livre « Vraie et fausse réforme dans l’Église ». En raccourci, pour Congar, il faut, sans toucher aux « dogmes », adapter la « pastorale » de l’Église à la culture et aux mœurs du monde moderne. C’est, en définitive, tout l’enjeu du Concile que l’on peut lire, soit dans un esprit de continuité avec Paul VI, Jean Paul II et Benoit XVI, soit dans un esprit de « rupture ».
Cette méthode repose sur quatre principes formulés par le Pape : « Le temps est supérieur à l’espace » ; « l’unité prévaut sur le conflit » ; « la réalité est supérieure à l’idée » ; « le tout est supérieur à la partie ». En apparence, ces principes n’ont rien d’original. L’exégèse qu’en fait le Pape l’est, en revanche, bien davantage.
Le premier signifierait, selon François, « travailler dans le temps long ». Certains s’étonneront peut-être que, malgré ce qu’il affirme, le Pape semble privilégier les réformes brutales et irréversibles, menées au pas de charge au regard de l’échelle du temps de l’Église. C’est une des multiples contradictions de cette personnalité hors norme.
Le second, « l’unité prévaut sur le conflit », apparaîtra, lui aussi, paradoxal chez un homme très autoritaire qui privilégie le management conflictuel et considère le conflit comme un facteur de progrès. Ce choix, consciemment et publiquement assumé, s’éclaire par ces propos du Pape : « Il est possible de développer une communion dans les différences… Il ne s’agit pas de viser au syncrétisme ni à l’absorption de l’un dans l’autre, mais de la résolution à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition ». Là encore, certains estimeront que c’est du jargon. D’autres lui trouveront des accents très hégéliens : « thèse-antithèse-synthèse », une manière dialectique de penser et d’agir que le grand philosophe allemand a développée notamment dans sa « Philosophie de l’Esprit » et dans sa « Philosophie de l’Histoire »
Une hypothèse qu’éclaire le troisième principe : « la réalité est supérieure à l’idée ». Pour le Pape, ce principe exprime la tension « bipolaire » entre la réalité et l’idée, l’idée ne pouvant jamais signifier adéquatement la réalité. Cette distinction, propre à la philosophie « idéaliste » des Lumières, conduit logiquement à disqualifier la théologie pérenne dans les matières dites « dogmatiques ». Par exemple, dans la Lettre Apostolique « Desiderio desideravi » du 29 juin 2022, qui comporte de très beaux passages de haute spiritualité, le Pape évacue la doctrine classique de la transsubstantiation, terme qu’il n’emploie à aucun moment. Quel que soit les raisons pour lesquelles le saint Père ne reprend pas cette doctrine classique (cf DS, 1642,1652), (1), encore professée par Paul VI dans sa lettre encyclique Mysterium Fidei du 3 septembre 1965, cette omission peut laisser croire, à certains que la « présence réelle », comme le dit Jean-Marie Guénois, est une sorte « d’actualisation mémorielle, symbolique mais concrète, à chaque messe de l’unique Cène jamais célébrée, celle du Christ à Jérusalem, la veille de sa mort sur la croix. Actualisation « réelle » rendue possible par la sacramentalité globale de l’Église et non par l’explication traditionnelle du sacrifice offert par le prêtre (in persona Christi), lors de la messe ». Cette interprétation qui écarte, sans le nier, le terme de « transubtantiation », pourrait ainsi suggérer, comme le craignait Paul VI, que le Christ puisse être dit « réellement présent » dans l’Eucharistie, à peu près au même titre que dans tous les sacrements ou dans le « pauvre ». L’Eucharistie devenant, si l’on peut dire, « plus accessible », sans condition particulière, sinon de la désirer sincèrement.
Grâce au dernier principe de méthode de François, un même glissement se produit. Affirmer que « le tout est supérieur à la partie » est aussi évident que le principe de non-contradiction : « une chose ne peut pas être et n’être pas en même temps et sous le même rapport ». Sauf que le Pape définit ce principe comme un « polyèdre protéiforme… qui exprimerait les confluences tout en conservant leur originalité ». Comprenne qui peut !
Théorie et pratique
De fait, la pensée de ce Pape anti-doctrinaire se révèle plus dans ses décisions et dans ses actes, dans sa « praxis » plus que dans son enseignement théorique. Selon Jean-Marie GUÉNOIS, il conduit, en effet, une réforme de l’Église qu’il veut « irréversible » sur trois axes.
Premièrement, la réforme « égalitaire » de François touche au système de pouvoir intérieur de l’Église. Elle ne consiste pas seulement à renverser l’ordre des dignités, mais de manière plus structurelle, à faire en sorte, selon François, que « le sommet se trouve sous la base ». Il s’agit, comme il le déclarait au 50e anniversaire de la création du synode des évêques, d’une « conversion personnelle et structurelle permanente », que le synode sur la synodalité, en effet, veut accomplir.
Deuxièmement, « La réforme « fraternelle » fut, écrit encore l’auteur, « géopolitique ». Il veut signifier par-là que le Pape a « quasiment érigé en dogme », une fraternité universelle, en acte. Une fraternité qui, écrit-il, « signifie une abolition des barrières religieuses » – d’où son hostilité aux traditionalistes – et qui va même « jusqu’à remettre en question, sur le plan social, la propriété privée ». Ainsi, commente Jean-Marie GUÉNOIS, « le principe de fraternité l’emporte sur tout, même sur soi et sa propre identité ». Enfin, « sa réforme de « liberté » ; elle a visé l’intimité personnelle des chrétiens et leur choix fondamentaux ». On peut discuter ce classement un peu arbitraire qu’utilise Jean-Marie GUÉNOIS, il n’en reste pas moins cohérent quand on observe la manière dont le Pape conduit ses réformes.
En effet, au nom de sa méthode et du principe que « la réalité est supérieure à l’idée », ce qui prime pour le Pape n’est pas le dogme, mais la personne. « Je vois avec clarté », dit le Pape dans son premier livre entretien, « que la chose dont a le plus besoin l’Église, c’est la capacité de soigner les blessures, et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité ». En apparence rien de nouveau, la parabole du bon Samaritain nous invite déjà à convertir notre cœur et nos regards sur les autres. Mais il ne s’agit pas seulement de cela. Le Pape parle d’une Église « en sortie », d’une Église« hors les murs », d’une Église inclusive, dont « la doctrine ne doit plus être un obstacle pour quiconque ».
Pour beaucoup, ces termes équivoques dissolvent la réalité de l’Église, sacrement du Christ, dans une sorte d’ONG des cœurs. Une « Église dialogale », qui romprait avec sa « théologie de bureau ». Une Église qui, en théorie, ne remettrait pas en cause ses dogmes, mais qui, au nom d’une pastorale « d’ouverture » les rendrait discrets au point d’en être inutiles. C’est ainsi que le Pape ignora superbement les « dubia » des cardinaux qui soulevaient, en particulier, des questions concernant les divorcés remariés et l’homosexualité. C’est ainsi qu’il s’intéresse plus aux grands problèmes contemporains, comme l’immigration et l’écologie, ou à ceux qui sont dans l’air du temps, comme le mariage des prêtres et l’ordination des femmes, qu’aux questions qui concernent la Foi et le Salut proprement dits.
A la lecture de cet essai, apparaît ainsi la véritable ligne de fracture entre ceux qui interprètent le Concile en continuité avec la Tradition et ceux qui prônent, comme ils le disent, « une herméneutique de rupture ».
Ce sera l’enjeu du prochain conclave, sur lequel Jean-Marie GUÉNOIS termine son essai. Un livre à lire.
Thierry Boutet
/ Denzinger, Enchiridion symbolorum, Definitionum et Declarationum derebus fidei et morum édité depuis la 32 ème édition par A. Schönmetzer, Freiburg i.Br. 1963 ss.