4. L’illusion de l’ « arc républicain »
Ce qui est en jeu dans la crise du régime, c’est l’arbitrage entre un gouvernement véritablement politique et un despotisme qui se veut éclairé et qui est exercé par une technocratie sûre d’elle-même et de son droit à gouverner pour faire le bien du peuple, fût-ce contre son gré.
En 2017, il s’agissait en priorité à la fois d’écarter le candidat de la droite classique qui avait toutes chances d’être élu après le quinquennat pitoyable de François Hollande, et de conforter le tour de passe-passe constitutionnel opéré en 2008 alors que l’on craignait que n’arrivât au pouvoir, avec Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, une force politique qui remît en cause « l’impératif européen ».
Ce qui s’est passé autour de la candidature et de l’élection d’Emmanuel Macron en est la preuve : il fallait à tout prix remplacer un François Hollande totalement discrédité par un jeune et brillant garçon, neuf et vierge de tout passé politique, qui fût le symbole et si possible le porteur d’un fédéralisme européen et d’un libéralisme absolu, propulsé sur le devant de la scène par un « syndicat » informel mais puissant de hauts fonctionnaires, de grands patrons, de consultants bien placés dans l’appareil d’État et de quelques cercles influents. Et quand la manœuvre a risqué d’échouer en raison du surgissement inattendu d’un François Fillon que nul n’avait vu venir mais qui avait toutes chances d’être élu à la présidence de la République en se positionnant à l’opposé de ces perspectives, on a fomenté contre celui-ci rien moins qu’un « coup d’État judiciaire »[1] pour torpiller au plus vite, et avec succès, sa candidature.
En réalité, ce mouvement dont Emmanuel Macron était et reste le symbole achevé, est à l’œuvre depuis une génération, et s’est manifesté principalement par le non-respect du vote des Français exprimé lors du referendum de 2005 sur le Traité constitutionnel. Nicolas Sarkozy a vendu un soi-disant « mini-traité » qui était censé en tenir compte mais qui, pour se plier à l’exigence d’Angela Merkel, n’était que la reprise de tout le dispositif institutionnel, décisionnel et technique du défunt traité constitutionnel avec la conséquence qui s’ensuivit d’une mise de la France sous tutelle européenne.
Le contraste est saisissant avec le comportement des dirigeants politiques anglais. Surpris par le Brexit et majoritairement opposés à cette perspective, aucun d’eux, parmi ceux qui sont sérieux, n’a cependant imaginé que le gouvernement pût escamoter le résultat du referendum. En dépit de leurs préférences et des conséquences hasardeuses auxquelles il fallait s’attendre du côté de l’Ecosse ou de l’Irlande du Nord, comme du côté des milieux d’affaires[2], ils en ont tenu compte loyalement, aussi difficile, complexe et impréparée que fut ensuite la négociation de sortie. Depuis lors, aucun gouvernement britannique n’a imaginé revenir sur le Brexit, pas même le nouveau gouvernement travailliste issu des élections de juillet 2024. Il n’est pas neutre que cette rupture opérée pour préserver la souveraineté britannique, contrastant vivement avec le comportement des dirigeants français, se soit exprimée sur le dossier européen plutôt que sur un autre.
Notre problème d’organisation institutionnelle est sans doute le symptôme d’un mal plus profond qui porte sur la nature de la souveraineté nationale, sa légitimité et son exercice.
La souveraineté est selon les cas définie par son rapport au peuple, à ses représentants, à ses traditions, à ses corps intermédiaires, à son aristocratie, à son roi éventuellement, par son rapport à Dieu aussi en des temps plus anciens. Il s’agit d’une série de souverainetés possibles Mais elles ne sont pas toutes du même ordre et n’ont pas toutes la même portée. Cependant, la question aujourd’hui est de savoir si, globalement, elles ont encore un sens ; si, une fois dégagée de ses différentes acceptions ou de ses avatars historiques, la notion même de souveraineté garde une pertinence.
N’est-ce pas en France qu’a pris naissance le concept de technocratie ? N’est-il pas le successeur de cette idée sulfureuse qui fut portée par la « synarchie » de l’Entre-deux-guerres et dont Jean Monnet fut à la fois le plus grand héritier et le plus actif promoteur au cours de sa longue carrière, d’abord aux États-Unis puis en France comme premier commissaire général au Plan à la demande des américains pour qu’il pilote la mise en œuvre du Plan Marshall, enfin à Bruxelles comme promoteur de la CECA[3] et animateur du très influent Comité pour les États-Unis d’Europe ; idée selon laquelle les politiciens sont décidément trop incompétents, irresponsables, voire dangereux pour qu’on continue de leur confier la réalité du pouvoir ? N’est-ce pas en France que s’est creusé le plus grand écart entre un corps de techniciens de la « chose publique » de très haut niveau, issus du même moule, et un monde d’élus de qualité globalement médiocre qui, à défaut d’en provenir eux-mêmes, sont tolérés comme un mal nécessaire pourvu qu’ils laissent les « sachants » opérer et s’abstiennent de prétendre aux plus hautes fonctions. Si la Vème République a engendré une nouvelle classe politique, c’est bien celle-là qui connait aujourd’hui son apothéose.
L’Union européenne s’est construite sur le même concept, avec une architecture institutionnelle faite pour « dépolitiser » au maximum les dossiers, y compris les plus chauds ; c’est-à-dire pour les soustraire à la volonté des peuples et au pouvoir des États : les quelques pays d’Europe centrale qui ont tenté, ou tentent encore aujourd’hui, de faire l’inverse et de redonner à la politique sa place (Pologne, Hongrie, Grèce notamment), sont en train de l’apprendre à leurs dépens.
Or du point de vue du technocrate, le jeu politique doit rester sans conséquence, et donc peut se dérouler sans entrave tant que les techniciens sont en mesure de faire ce qu’il faut pour que le pays fonctionne dans un cadre européen supranational et dans un cadre économique purement libéral, cadres en dehors desquels il est interdit de se projeter. Au plan interne, cet équilibre instable s’est rompu au cours des quinquennats de François Hollande et d’Emmanuel Macron[4]. Face au risque présenté par les « populistes », il fallait agir vite et fort. L’opération a réussi et la convergence des technocrates de tous bords pour soutenir le gouvernement dirigé par l’un d’eux en dit long ; quitte d’ailleurs à réprimer violement ceux qui tentent de se rebeller, tant par la force qu’au moyen d’un appareil judiciaire prompt à y prêter la main, comme les « gilets jaunes » l’ont appris à leurs dépens.
En faisant occuper par une majorité composite la totalité de l’arc politique central et en rejetant toute opposition sur les deux extrêmes, le processus qui est « en marche » est celui d’un pouvoir devenu incontestable dans son principe, détenteur par lui-même de sa propre légitimité ; au risque du pire.
Comme on l’a dit plus haut, il n’est pas de « bon régime politique » qui, d’une façon ou d’une autre, ne bénéficie pas du soutien du peuple. Et le propre de nos démocraties occidentales est d’avoir donné au peuple une prévalence sur toute autre source de légitimité. Encore faut-il que la tentation de « renverser la table » ne le prenne pas !
Parer ce risque constitue, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ambition propre du « centrisme » qui se rêve en synthèse incontournable de la droite et de la gauche débarrassés de leurs « mauvais éléments ». Il avait caractérisé la IVème République, avec le succès que l’on sait. Mais sous la Vème République il n’avait jamais réussi, d’abord faute de véritable assise populaire, mais aussi faute d’un porte-drapeau crédible et d’outils de conquête efficaces. Emmanuel Macron lui a apporté ces deux derniers facteurs de succès ; et la question de l’absence d’assise populaire s’est dissoute dans des opérations électorales dont le dernier épisode laisse perplexe. Le « centrisme » ne laisse à ses opposants d’autre choix que d’exprimer leur refus par un vote de plus en plus extrême mais dont les conséquences politiques sont systématiquement brisées : on vient de le voir avec le soi-disant « front républicain » mis en place dans l’urgence entre les deux tours des dernières élections législatives.
Le président Macron tente d’en faire une nouvelle démonstration en tirant argument d’une absence de majorité au sein de l’Assemblée nationale à l’issue des dernières élections législatives pour relancer l’idée d’une grande coalition gouvernementale[5] autour d’un « arc républicain » qui exclurait les extrêmes. Par quel aveuglement ne voit-il pas que cette illusion qu’il poursuit depuis sept ans, parce qu’elle verrouille le système au profit des élites en place, est précisément la cause de ses échecs électoraux successifs ? Voudrait-il pousser les exclus à la révolte violente qu’il ne s’y prendrait pas autrement !
Car « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument » disait Lord Acton. Bien d’autres philosophes libéraux, de Montesquieu à Alain, auraient pu le dire ; d’où cette attention particulière qui fut la leur d’organiser la séparation des pouvoirs et promouvoir des dispositifs de contrepouvoir afin de parer au risque de dérive. L’inspiration qui préside à la synthèse improbable du nouveau pouvoir français, dont témoigne l’expression « en même temps » qui prône l’alliage des contradictoires, est à l’opposé : devenir et rester l’unique solution politique, et de façon durable.
Qui d’ailleurs peut aujourd’hui porter une critique politique et offrir une capacité d’alternance de façon crédible ? Les principaux partis de gouvernement, à droite et à gauche, ont été pillés et saccagés au point de ne plus constituer que des coquilles vides peuplées de politiciens fantômes ; tandis que les extrêmes sont parqués dans leur rôle de contestataires marginaux, affublés d’une fonction de repoussoir.
Mais la démocratie a besoin d’alternance, et d’alternances réelles, pour bien fonctionner ; d’une part parce qu’il n’y a jamais une seule solution aux problèmes rencontrés, mais toujours plusieurs choix possibles qui engagent l’avenir, qui doivent être débattus de façon claire, et qui doivent être mis à l’épreuve de l’exercice des responsabilités ; d’autre part parce que l’exercice du pouvoir use et corrompt, notamment quand n’existent plus de références supérieures, morales et spirituelles, auxquelles on se sait soumis alors que tout désormais est à la main du pouvoir politique.
Il est temps de crier « attention » : on glisse sur une pente très dangereuse.
5. La perversion de la poursuite du Bien Commun par l’obsession de l’image et la contrainte du court terme
Le problème immédiat est que le pouvoir politique désormais en place, pour sa réélection dépend des résultats obtenus dans un délai court et aura tendance logiquement à sacrifier l’avenir et le long terme en privilégiant le présent et le court terme. Il n’y a pas en France de contrepoids qui oblige les gouvernants à voir loin. C’est encore plus vrai quand la contrainte budgétaire devient dominante. Le résultat, c’est que toutes les problématiques de long terme (dette, retraites, natalité, immigration, sécurité, environnement, défense, etc…) ne sont pas traitées sérieusement, laissant perdurer les problèmes et s’aggraver les situations.
Aristote disait que la démocratie repose sur la vertu, idéal difficile dans une société dominée par le cirque médiatique.
Montesquieu le pensait aussi. Dans « L’Esprit des Lois », il affirme que le ressort qui permet à la démocratie de bien fonctionner, c’est « la vertu des citoyens » qu’il définit comme « l’amour de la Patrie, l’amour des lois et de l’égalité ». Il faut que les citoyens et leurs dirigeants aient assez de vertu pour se déterminer en vue du bien commun de la Patrie et voter les lois qui seraient nécessaires même si elles pourraient les pénaliser dans l’immédiat. Il donne l’exemple de Sylla qui ne put restaurer la démocratie à Rome après la dictature car le peuple était trop corrompu. De même Athènes, qui a vaincu les Perses et Sparte avec 20 000 hommes vertueux, s’est inclinée plus tard contre Philippe Macédoine du fait de la corruption du peuple par la démagogie des sophistes. Montesquieu décrit ainsi la lente décadence des mœurs dans une république qui perd sa vertu : « On était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. La République (au sens de “Res Publica”) est une dépouille ».
Est-ce que les élections telles qu’elles se sont déroulées en 2017, puis en 2022 et surtout cette année au terme d’une dissolution hasardeuse, sous l’emprise de partis décérébrés, d’un président trop imbu de lui-même et du bazar médiatique, permettent aux citoyens d’exercer leur vertu en vue du bien commun et de l’avenir de la Patrie ? On peut en douter très sérieusement, voire afficher un solide scepticisme.
Mais mon propos, présentement, n’est pas de philosopher sur l’idée politique au sens le plus profond ni sur l’état réel de la France[6] ; pour le moment, espérant que le mal peut encore être conjuré par des réformes institutionnelles, je m’en tiendrai à ce seul aspect.
L’élection d’un Président et d’un Parlement pour 5 ans, outre le conflit de légitimité qui en résulte, conduit à privilégier le court terme au détriment de tous les problèmes de long terme.
L’obsédante élection du Président au suffrage universel, parce qu’on ne se positionne plus qu’en fonction de cette échéance, conduit, on l’a dit, à créer des machines électorales et des méthodes de propagande qui privilégient le marketing en vue de la séduction plus que le fond et les perspectives d’avenir ; le rêve plus que la dure réalité ; et les promesses plus que « le sang et les larmes ». Avec pour ligne de conduite essentielle de n’offrir aucune aspérité, de présenter le programme le plus lisse possible afin que personne ne soit proprement fâché. D’ailleurs, qui porte encore attention aux programmes, sinon ceux des électeurs qui acceptent toujours d’en être dupes, alors que tout le monde sait qu’ils seront rapidement escamotés, soit parce qu’ils ne sont que l’habillage de discours électoraux qui font prévaloir l’image du candidat, soit, s’ils sont pris au sérieux, parce que les contraintes sont telles qu’ils ne pourront pas être mis en œuvre ; sauf les mesures démagogiques et sociétales qui, les dérives culturelles et morales aidant, deviennent le marqueur d’un libéralisme-libertaire où la surenchère progressiste s’alimente toujours davantage jusqu’à constitutionaliser les transgressions portées par la « culture de mort ».
Dans ce contexte, il est évidemment préférable de faire la cigale plutôt que la fourmi, de privilégier le court terme et les offres d’une démagogie séduisante plutôt que les remèdes douloureux qui conditionnent l’avenir. Pour s’en déprendre, il faudrait un grand amour de la Patrie et un comportement d’homme d’État capable de privilégier l’intérêt général contre son intérêt particulier. Malheureusement ce sont choses rares, et surtout très improbables à ce niveau tant les qualités requises pour participer à la compétition présidentielle et avoir une chance de l’emporter sont à l’opposé de celles qui font l’Homme d’État.
Toutes les questions de long terme mal traitées sont des bombes à retardement programmées qui vont peser sur les générations futures et générer des crises majeures
Toutes les politiques qui supposent des sacrifices ou des choix difficiles pour préserver l’avenir sont systématiquement négligées par les décideurs actuels qui s’en remettent à la « reprise » ou à la « conjoncture » pour pallier leurs défaillances, et à l’Europe pour suppléer leurs incapacités – mais à son prix ! C’est le cas pour les retraites, évidemment, et l’ensemble des charges publiques financées par le déficit ; mais aussi pour la natalité et la politique familiale sacrifiées sur l’autel de la permissivité libertaire ; pour l’immigration et les problèmes qui lui sont liés comme les banlieues, l’intégration, et le communautarisme qui exigeraient de revoir le modèle d’exploitation d’une main d’œuvre bon marché importée massivement, et par conséquent celui de l’aide au développement ; pour la sécurité de la vie quotidienne et le bon fonctionnement de la justice ; enfin, pour une bonne part, des problèmes liés à l’écologie et à l’environnement. Bref, toute une série de bombes à retardement qui seront d’autant plus explosives qu’elles n’auront pas été traitées à temps.
Dans l’immédiat, la question de la dette, et donc du déficit public, est à la fois la plus urgente et la plus emblématique. Faut-il rappeler que l’État n’a pas connu un seul budget en équilibre depuis le gouvernement de Raymond Barre, c’est-à-dire depuis cinquante ans. Le récent « quoi qu’il en coûte » exprima le paroxysme d’une irresponsabilité dont il va être très douloureux de sortir. Nos hauts fonctionnaires se targuaient d’avoir bien vendu la dette française aux investisseurs internationaux ; savaient-ils que le créancier tient son débiteur ? Ce qui nous menace à présent, c’est que ces investisseurs se mettent à revendre notre dette sur le marché avec les effets immédiats de son renchérissement et de la fragilisation encore plus grande de notre économie et de notre souveraineté. La dégradation récente de la note de la dette publique française par les agences internationales de notation a été un premier signal d’alarme. L’issue la plus probable, à court terme parce qu’elle se profile dès l’automne, c’est que, faute de pouvoir faire voter le budget de grande rigueur qui s’imposerait, la France soit finalement mise sous tutelle par Bruxelles (c’est en cours avec la « procédure pour déficit excessif » engagée par la Commission) et par le FMI (nous en sommes menacés dès lors que les marchés financiers ne nous accompagneront plus). D’aucuns estiment d’ailleurs que c’est pour ne pas avoir à assumer un tel camouflet qu’Emmanuel Macron aurait dissout l’Assemblée nationale en espérant faire peser l’opprobre sur un gouvernement qui ne soit plus le sien… Explication plausible à défaut d’être avérée.
Le plus probable, en fin de compte, est que ce sont les petites gens[7] qui en souffriront, et lourdement ; comme cela a déjà commencé en les pénalisant dans l’usage de l’automobile, dans la restriction de leur couverture sociale, ou dans l’accès aux services publics.
6. Réformes institutionnelles et reconstruction de la société
La question du régime politique qui serait aujourd’hui souhaitable pour la France ne trouve pas de bonne réponse dans le contexte actuel. La reconnaissance de Dieu et de la loi naturelle semblent hors de portée. Le traitement d’urgence consisterait à se prémunir contre tout pouvoir absolu en recréant une véritable instance d’arbitrage. En outre, rien ne sera possible sans revenir sur la constitutionnalisation des traités et du droit européens opérée en 2008. Pour le long terme enfin, il faut que la société s’engage elle-même, à la base, dans sa reconstruction en dehors de l’ombre tutélaire d’un État devenu omni-présent autant qu’impotent.
La question se pose toujours de savoir au nom de qui ou de quoi on va gouverner.
Pendant longtemps la question eut paru incongrue : le Roi gouvernait au nom de Dieu. Ce n’était pas un vain mot pour certains d’entre eux, même si d’autres ont gaillardement habillé Dieu de leurs ambitions, de leurs haines ou de leurs dépravations. Cependant, au-delà de tous les massacres, esclavages, guerres et conquêtes, nul n’imaginait que l’on pût, en droit et par vertu de la loi, attenter à la loi naturelle.
La véritable dérive a commencé avec la Révolution française.
Certes la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen fait encore référence à des droits naturels et elle se place « sous les auspices de l’Être suprême ». Cependant à y regarder de près, on y perçoit d’un vice intrinsèque qui a fini par la miner : au fur et à mesure que s’éloignent lesdites « auspices », émerge à leur place le pouvoir que s’étaient arrogé les rédacteurs, celui de déclarer eux-mêmes ces droits sur le fondement de leur propre légitimité, ou de ne pas le faire ; et par conséquent le pouvoir implicite de reconnaître ou de ne pas reconnaître ; et ensuite la tentation d’aller toujours plus loin au gré des idéologies ou des poussées de fièvre.
Ainsi de proche en proche, au fur et à mesure que s’affaiblissait la conscience morale et la perception des limites posées par une nature humaine qui a fini, dans les esprits de nos contemporains, par perdre toute consistance, il ne reste plus de cette Déclaration que son contenu subjectif exprimé sous forme de « droits à… », forcément en conflit avec ceux des autres. La meilleure illustration de cette dérive est donnée par la Charte des Droits annexée au traité de Lisbonne et par la façon de l’interpréter qu’a adoptée la Cour de Justice de l’Union européenne ; ainsi que par la Convention européenne des Droits de l’Homme et l’évolution que lui imprime la Cour du même nom : dérives subjectives des transgressions au gré de l’évolution des législations les plus permissives[8].
Faute d’une référence supérieure désormais hors d’atteinte, que reste-t-il à présent pour réguler le pouvoir politique sinon des dispositifs procéduraux permettant de s’assurer qu’on y a « mis les formes », dispositifs procéduraux qui sont eux-mêmes exténués.
Aujourd’hui encore, nombre de sociétés politiques démocratiques reconnaissent, au moins en parole et dans leurs textes fondateurs, la prééminence de normes morales tenues pour intangibles. La simple observation du monde tel qu’il va laisse sceptique quant à la valeur résiduelle de ces références devenues de pure forme.
En revanche, nos démocraties se reconnaissent de plus en plus dans la seule valeur des procédures en quoi elles ont fini par voir l’aboutissement suprême de leur évolution. Non pour que la palabre permette d’aboutir à un véritable consensus ; mais pour que la « modernité » finisse par imposer en douceur ses « progrès » qui sont ceux d’une liberté se définissant par son absolu anomique.
On a reconnu les principes de la démocratie procédurale telle que Jürgen Habermas les a formalisés. On voudrait nous faire croire que « l’éthique de la discussion » prendra désormais en charge l’aspiration à l’universel en lieu et place de tout déterminant substantiel ; que seule cette éthique, en tant qu’usage légitime de la raison pratique caractérisé par la procédure de l’argumentation, est en mesure de prendre la place de l’impératif catégorique dans une société divisée[9].
Au fond, le raisonnement est tautologique : il suppose que la croyance subjective dans la force décisionnelle de la discussion soit préalablement fondée. Or pour ce faire, selon le schéma même d’Habermas, il faut que l’on ait déjà atteint le statut d’une « société d’hommes libres, auto-constitués en communauté politique démocratique concrète, en État de droit ». De ce préalable, il ne rend pas compte et ne peut donc pas évacuer réellement la question des fondements de l’agir moral. Si, pour authentifier le recours à l’argumentation, il est nécessaire d’avoir préalablement atteint le stade politique requis, qu’en est-il de ceux qui n’y sont pas parvenus ? Ou de ceux qui le contestent ? Les exclura-t-on ? Les contraindra-t-on ? Au nom de quoi ? De fait, on en vient à la contrainte : c’est bien ce qui s’est passé avec l’imposition du mariage homosexuel à la société française, puis avec la « constitutionalisation » de l’avortement, enfin avec l’euthanasie et le suicide assisté puisque, n’en déplaise aux bien-pensants qui ont participé au soi-disant « barrage républicain », le nouveau gouvernement, quel qu’il soit, s’empressera de reprendre la procédure législative là où elle s’est arrêtée[10].
On sait ce qu’il en advient : la démocratie procédurale se déploie en comités d’éthiques qui disent, non plus ce qui est bien ou mal, mais ce qui est techniquement possible et acceptable. Sachant que rien n’est définitivement acquis, toute nouvelle « affaire », toute nouvelle démarche « victimaire » ou toute nouvelle capacité technique fera rouvrir le dossier qu’on venait de clore et permettra de nouvelles avancées des « droits » qui seront autant de transgressions.
Demeure l’interrogation : comment justifier que de telles politiques s’imposent à la conscience de chacun ? Chassée par la porte, la question des fondements est rentrée par la fenêtre.
Quand le pouvoir politique devient absolu, l’urgence est de le tempérer en restaurant un véritable équilibre des pouvoirs ; donc de revenir sur la réforme constitutionnelle de 1962.
Ce qu’on appelait le « pouvoir absolu » en régime monarchique était en fait tempéré par la loi divine, les lois fondamentales du Royaume, l’existence des différents corps qui structuraient la société en dehors du pouvoir central et les multiples « privilèges » qui étaient autant de contre-pouvoirs. En outre, le roi se considérait comme père de la Patrie autant que lieutenant de Dieu, en charge du bien commun ; c’est pour cela que Louis XVI a refusé de faire couler le sang lors des émeutes de 1792.
Mais ces limites ont sauté depuis longtemps. Le pouvoir conjugué du Président de la République, du Parlement et du gouvernement quand ils sont issus de la même famille politique, est infiniment plus grand que celui du roi le plus absolu, non seulement parce qu’il dispose de moyens beaucoup plus puissants, mais aussi et surtout parce qu’il ne s’estime plus limité par rien qui le dépasse, tout au plus tenu par ce qui est techniquement possible, financièrement supportable et pratiquement acceptable dans l’instant.
En pratique, les seules véritables bornes mise à son action sont celles que posent les instances et les politiques européennes, au prix de la souveraineté comme on l’a dit plus haut. Voilà pourquoi tout le champ sociétal est devenu celui de l’expansion du pouvoir politique, et pourrait être aussi le champ où se ruine la société à long terme. Là contre, aucune institution ne peut suppléer aux faiblesses d’aucun régime politique.
Si néanmoins, il fallait à tout prix s’interroger sur LA réforme institutionnelle qui permettrait au moins de tempérer les excès du régime actuel, j’articulerais une proposition qui va à contre-courant de toutes les idées reçues.
Il s’agit de revenir sur l’élection du Président de la République au suffrage universel ; car seul ce retour aux équilibres de 1958 permettrait d’une part de résoudre proprement le conflit de légitimité latent, d’autre part de recréer une véritable instance d’arbitrage et de tempérament au sommet de l’État, enfin de conférer sans arrière-pensée au titulaire les prérogatives et préoccupations du long terme. N’est-ce pas d’ailleurs le régime commun de tous nos voisins européens ?
Toutes les autres réformes institutionnelles dont sont remplies les colonnes des journaux sont d’importance secondaire par rapport à celle-ci, quand elles ne sont pas cosmétiques, voire néfastes quand elles accentuent le déséquilibre actuel.
Quid du retour sur la réforme constitutionnelle de 2008 ?
Le retour sur la réforme constitutionnelle de 2008 est tout aussi indispensable : ce que l’on a dit plus haut le démontre à l’envi. Peut-on s’y attaquer frontalement ? Ce serait sans doute vouer la tentative à l’échec tant nos instances juridictionnelles suprêmes (Conseil constitutionnel, Cour de Cassation et Conseil d’État) sont arc-boutées de longue date sur la jurisprudence qui en a résulté ; et tant les instances européennes ne manqueraient pas de s’y opposer en nous sanctionnant immédiatement comme elles l’ont fait pour la Pologne et la Hongrie. Les récents avertissements lancés par tels ou tels nous en ont averti.
Alors ? Je pense que ce sera plutôt la conséquence d’une refondation de la construction européenne, devenue indispensable sous peine de mort, dont il faudrait que la France prenne la tête en se découplant de l’Allemagne, pour restaurer le concert des Nations dans ce qui, précisément, a permis la paix depuis soixante-dix ans. Aujourd’hui, je ne vois pas comment on pourrait en prendre le chemin. En l’état, il me semble que seule une crise majeure des institutions européennes permettrait de les refonder proprement. Comment surgirait-elle ? sur quel thème ? dans quel contexte ? qui peut le dire ?… Et qui serait capable de la maitriser pour qu’on ne jette pas le bébé avec l’eau du bain ?
Entretemps, il faudrait que, lors du renouvellement des membres de notre Conseil constitutionnel, soient nommées des personnalités capables de renverser les jurisprudences en vigueur ; tandis que l’on ferait évoluer la composition de nos Cours suprêmes (Conseil d’État et Cour de Cassation) dans le même sens, celui d’une plus grande retenue qui mette un coup d’arrêt au « gouvernement des juges » dont elles se sont fait les promotrices. Vœu pieux ? sans doute si l’on n’engage pas un renouvellement profond de nos élites dirigeantes…
N’ayons cependant pas d’illusion sur l’effet des réformes institutionnelles quand le mal est aussi profond. Aucune ne saura suppléer la reconstruction de la société par les citoyens à partir de la base.
À la vérité, quand le mal est si profond, ce n’est pas par le haut, par la réforme des institutions, qu’on peut le soigner durablement. Pas plus qu’on ne « moralisera » la vie politique et ses acteurs par de nouvelles lois quand les mœurs elles-mêmes sont perverties en leur tréfonds. C’est en agissant au cœur de la société elle-même, car on ne reconstruit jamais solidement qu’à partir des fondations.
Or aucune société d’hommes libres ne subsiste sans que ses membres ne s’aiment et ne communient à des degrés divers dans une même fin partagée. Ce sentiment n’a pas grand-chose à voir avec l’abstraction du contrat social, encore moins avec des mécanismes électoraux ; il est d’ordre vital et, à ce titre, il s’enracine profondément car il commande le « convivium », voire le « connubium » qui fait que l’autre n’est pas un étranger mais partage avec moi ce qui nous fait tenir ensemble : à la suite d’Aristote, je le qualifie d’« amitié politique ». Certes cette amitié s’origine et s’entretient en premier lieu dans une « atmosphère » de paix civile et de justice, bien avant l’administration des choses et la prospérité. Mais elle transcende cette nécessité première.
Cependant, on ne parvient pas à l’amitié politique par le simple truchement des grands principes universels. Si les droits de l’homme valent pour tous à travers le monde, alors il faut aussi admettre qu’ils ne suffisent pas à fonder une société politique particulière. Sinon, qu’est-ce qui la différencierait de sa voisine ? J’ai dit en commençant que la division des langues constituait une conséquence du péché sous son versant négatif ; mais conséquence qui n’est pas sans vertu en ce qu’elle constitue aussi un frein à la démesure et une lisière de sagesse dont il faut accepter qu’elle limite les ambitions. Nos démocraties occidentales butent sur cette contradiction depuis plusieurs décennies et ne comprennent pas qu’elles se délitent à ne pas la résoudre. À s’en tenir là, la structure politique se réduit à coquille formelle à laquelle manquent tous les médiateurs qui font la société politique, au premier rang desquels se trouve la culture comme expression d’une vision partagée du monde et de l’homme.
L’amitié politique ne s’impose pas d’en haut ; elle n’est pas une œuvre étatique ; elle ne relève pas d’une décision contractuelle et volontariste. Elle se désire. Elle est du côté de la vie plus que de la raison. Elle se construit petit à petit. Comment ? En refondant, là où l’on est, les petites communautés, en recréant des lieux de transmission, en cassant les étaux qui nous enserrent dans le modèle consumériste et libertaire. Écoles vraiment libres prises en charge par les parents qui veulent assumer l’éducation de leurs enfants ; universités qui entendent s’abstraire du cadre étatique mortifère afin de forger les armes de la pensée ; lieux de culture qui développent les racines là où on veut les couper ; circuits courts d’échanges qui restaurent le contact de personne à personne, etc. Le champ est vaste ; il commence non seulement d’être labouré, mais aussi de porter ses premiers fruits. Là est donc l’avenir mis entre les mains des jeunes générations, avec ou sans les gouvernements.
Ainsi, comme la vie, l’amitié politique se nourrit, se protège et se soigne. Là se trouve le plus haut devoir d’un gouvernement digne de ce nom : encourager et accompagner ces reconstructions. Mais s’il déserte, cela devra se faire sans lui. C’est aussi plus ardu : faire l’unité des esprits et des cœurs en leur permettant d’agir là où ils sont pour (re)construire, de proche en proche une véritable société politique fondée sur l’amitié.
François de Lacoste Lareymondie
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[1] L’expression est maintenant communément admise comme décrivant la réalité de ce qui s’est passé : un article opportunément publié dans le Canard enchainé (informé par certains fonctionnaires, comme d’habitude) pour dénoncer une pratique ancienne et très commune chez les parlementaires (le recrutement de membres de la famille ou d’amis comme assistant parlementaire et leur emploi à d’autres activités politiques) ; ouverture d’une instruction judiciaire en 24 heures ( !), ce qui n’a pas de précédent, même pour des délits graves, alors que la qualification pénale était tout sauf évidente et que le principe de la séparation des pouvoirs aurait dû contraindre les magistrats à s’abstenir, mais qui démontre que le parquet national financier avait été préalablement informé et n’attendait qu’un signal pour agir ; puis le harcèlement judiciaire, médiatique et politique, y compris contre son épouse et ses enfants, avec des dénonciations à jet continu pendant toute la suite de la campagne électorale en faisant flèche de tout bois pour démolir le candidat ; etc. Tout cela a été maintes fois raconté en détail.
[2] Encore que la City ait réussi à se maintenir comme première place financière européenne par l’effet des concessions que Bruxelles a consenties, sous la pression des milieux financiers, lors des négociations post-Brexit.
[3] Communauté européenne du charbon et de l’acier, établie en avril 1951 et qui a servi de banc d’essai à la Communauté économique européenne (CEE).
[4] Révoltes populaires contrer la « loi travail », puis contre la réforme des retraites ; révolte des « gilets jaunes » contre la hausse du prix des carburants, etc.
[5] La référence, en forme de justification, faite aux coalitions dont nos voisins sont coutumiers est trompeuse. Ces coalitions n’excluent pas les partis extrêmes, mais s’efforcent au contraire de les inclure avec un double objectif : faire participer toutes les composantes politiques à l’exercice du pouvoir pour les responsabiliser, et tempérer leurs exigences. D’où la longueur des négociations préalables sur le programme de gouvernement à mettre en oeuvre.
[6] Pour cette analyse, je renvoie aux excellents ouvrages de Christophe Guilluy (de qui l’on tient une analyse très fine et perspicace du clivage entre « France d’en haut » et France d’en bas »), et de Jérôme Fourquet (l’ « Archipel français ») dont les regards et les mises perspectives me semblent faire aujourd’hui référence.
[7] Mais quelle importance cela peut-il avoir pour les « élites » dirigeantes puisque ce sont ces mêmes petites gens qui, précisément, votent majoritairement pour le Rassemblement national, et se mettent elles-mêmes hors-jeu…
[8] Sur ce sujet, je renvoie aux analyses très pertinentes et solidement argumentées publiées par l’ECLJ (Centre Européen pour le Droit et la Justice). On ne peut pas dire qu’on ne savait pas !
[9] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, coll. « Champs », Flammarion, 1991, pp 17s.
[10] Il faut en effet savoir que, selon notre droit parlementaire et aussi étrange que cela soit du point de vue de la légitimité politique, une Assemblé nationale peut toujours reprendre un texte inabouti qui lui a été soumis antérieurement, fût-ce lors d’une législature précédente, et en terminer la procédure d’adoption : il n’y a ni désuétude ni prescription !