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Quel régime politique pour la FRANCE ? (1)

Ce n’est que par la remise en place d’une véritable instance d’arbitrage, par la libération de la tutelle juridique de l’Union européenne sous laquelle nos institutions ont été placées, et par la reconstruction de notre société à partir de la base qu’on pourra remédier aux graves défaillances du système politique dont souffre la France, car le système actuel n’est modéré par rien, la souveraineté nationale qui le fonde a été aliénée, il empêche de prendre en compte le long terme, et il conduit périodiquement à des crises majeures.

La dernière séquence électorale au cours de laquelle se sont enchainées, d’abord les élections au Parlement européen le 7 juin dernier, puis, à la suite d’une étrange dissolution de l’Assemblée nationale dont on cherche encore la raison profonde, les élections législatives des 30 juin et 7 juillet, oblige à s’interroger à nouveaux frais sur la réalité substantielle du régime politique sous l’empire duquel fonctionne notre pays.

C’est cette réflexion de fond que tente François de Lacoste Lareymondie au moyen d’un long article que nous découperons en deux livraisons.

Voici la première partie ; la seconde suivra la semaine prochaine avant la césure de l’été.

  1. Légitimité des nations et consentement populaire

Il n’y a pas de « meilleur régime politique » en soi. L’homme est un animal politique sans aucun doute, qui ne peut vivre isolément. Mais une chose est cette réalité anthropologique, une autre la question concrète de la société ; et celle du régime politique en est une troisième. Pour nous en tenir au régime politique, on doit constater que celui-ci est contingent parce qu’il est relatif à un peuple, à une époque et à une culture donnés. Certes il est déterminé par sa finalité prochaine, qu’est le bien commun, ainsi que par la vertu des gouvernants et des gouvernés, d’où résultent notamment les distinctions classiques entre les différents types de régime. Mais il n’existe nulle part de régime qui ne soit plus ou moins « mixte », et on ne peut pas penser un gouvernement qui n’ait pas l’accord des gouvernés, sauf à sombrer dans la violence. Or, aujourd’hui, c’est bien la violence qui nous guette quand le fonctionnement des institutions est dévoyé et qu’une étroite oligarchie à la fois technocratique, médiatique et financière veut garder la main sur le pouvoir à tout prix.

Si la nature humaine est sociable au point que l’homme ne peut pas vivre autrement qu’en société, et que toute société appelle une organisation, en revanche, autre est la question du régime politique dans sa contingence relative à une nation particulière.

Selon la tradition biblique, la division de l’humanité en nations est le fruit de la division des langues consécutive à l’édification de la tour de Babel, donc du péché originel (Gn IX, 1 à 9). De l’existence des nations, on pourrait peut-être dire en paraphrasant Jésus : « à l’origine il n’en était pas ainsi ». Avant le péché originel, en donnant à cette « antériorité » un contenu ontologique et non chronologique, l’idée de nation était inconcevable dans son principe tandis que la société humaine devait revêtir un caractère universel jusque dans son organisation. Cette universalité, caractérisée par « la même langue et les mêmes mots », s’est dévoyée dans la volonté orgueilleuse de « pénétrer les cieux », c’est-à-dire de s’arroger la maitrise du monde en prenant la place de Celui qui le gouverne. Faut-il voir dans la « confusion des langues » et « la dispersion sur toute la face de la terre » seulement un châtiment infligé par Yahvé ? Ne constituent-elles pas aussi une mesure divine de prudence destinée à refreiner les tentations de l’orgueil et à en entraver les réalisations. Ainsi les nations, qui sont issues de la dispersion des peuples, de la division des langues et partant de la diversité des cultures, peuvent-elles être perçues comme un tempérament introduit par Dieu pour parer, dans une certaine mesure, aux conséquences du péché originel. Elles constituent donc un « moindre mal » par rapport à ce qui serait le fruit d’une universalité pervertie. À la lumière de cette réflexion, on peut s’interroger sur l’ambivalence inquiétante de l’aspiration actuelle à la construction d’une société universelle dont une langue et une culture communes, ou du moins dominantes, seraient les instruments au service d’un groupe dirigeant qui en fait l’instrument de sa puissance[1].

Dès lors que l’humanité ne s’organise pas en une société universelle mais au travers de nations diverses, on doit envisager les sociétés politiques et les régimes dans lesquels elles s’inscrivent au travers de cette même diversité ; d’où leur contingence.

Montesquieu dit dans l’Esprit des Lois que le gouvernement le plus naturel est celui qui s’adapte le mieux au peuple pour lequel il est établi. La diversité des peuples entraîne une grande diversité de lois, et par conséquent un grand nombre de régimes politiques différents : pour lui, il y a peu de lois universelles et donc pas un régime politique qui serait universellement valable.

Demeure néanmoins la question des « lois universelles ».

Montesquieu allait jusqu’à dire que les lois doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre. Pourtant, les « Déclarations des Droits de l’Homme » qui ont surgi presque concomitamment ont semblé le contredire. Alors ? Tout dépend du sens que l’on donne à la loi et de la portée qu’on lui reconnait : parle-t-on ici des lois morales, autrement dit de la loi naturelle ? Ou bien des lois positives en vigueur ici et maintenant ? Et dans ce second cas, s’apprécient-elles à l’aune d’une référence supérieure ? C’est une question aujourd’hui devenue essentielle.

Il n’y a pas de forme politique « chimiquement pure » : tout régime peut être qualifié de « mixte ». Seul le dosage des différentes composantes est variable. Mais aujourd’hui, dans l’équilibre entre vertu et dévoiement, la balance penche le plus souvent du mauvais côté.

Classiquement, depuis Aristote, on classe les formes politiques de gouvernement en trois grandes catégories, chacune étant subdivisée entre ses deux versants, le versant vertueux et le versant perverti : monarchie/tyrannie ; aristocratie/oligarchie ; démocratie/démagogie.

Cette typologie est puissamment explicative et demeure valable pour l’analyse et la réflexion théorique ; mais les réalités concrètes sont mélangées et tout régime politique participe des trois catégories à des degrés divers. Il existe toujours une instance de décision ultime et cette instance est très rarement collégiale parce qu’il faut une autorité qui tranche. Aucun système politique ne peut fonctionner sans relais, sans structures de préparation et d’exécution des lois et décisions, et donc sans un personnel politique, quel qu’en soit le statut et le mode de recrutement. Quant au peuple, il participe toujours, peu ou prou, au gouvernement politique, notamment à la base, c’est-à-dire à l’échelon des plus petites communautés, de façon directe par ses assemblées et par ses votations[2], ou de façon indirecte par ses représentants.

A l’intérieur de chaque catégorie, les versants vertueux et pervertis s’entremêlent à des degrés divers : toute forme de démocratie est aisément sujette à la démagogie, comme tout corps politique tend vers l’oligarchie et tout exercice personnel du pouvoir mute aisément en tyrannie. Car l’Histoire comme la réflexion nous ont appris que la vertu est rare ; tandis que les chrétiens savent que « le juste pèche sept fois par jour »[3]. Notre monde est profondément marqué par les « structures de péché » dont le conditionnement au mal rend héroïque l’exercice de la vertu, plus encore chez ceux qui détiennent un pouvoir quelconque.

Néanmoins dans l’équilibre des différentes formes de gouvernement, le consentement des gouvernés occupe aujourd’hui une place prépondérante.

Dans la recherche de la meilleure forme politique possible, doit s’exercer la principale vertu politique qui est celle de la prudence.

Le paragraphe 1806 du Catéchisme de l’Église Catholique rappelle ce qu’elle est : « La prudence est la vertu qui dispose la raison pratique à discerner en toute circonstance notre véritable bien et à choisir les justes moyens de l’accomplir… La prudence est la « droite règle de l’action », écrit saint Thomas[4] après Aristote. Elle ne se confond ni avec la timidité ou la peur, ni avec la duplicité ou la dissimulation. Elle est dite « auriga virtutum » (conductrice des vertus) : elle conduit les autres vertus en leur indiquant règle et mesure. C’est la prudence qui guide immédiatement le jugement de conscience… (Par elle) nous surmontons les doutes sur le bien à accomplir et le mal à éviter ».

L’exercice de la vertu de prudence est donc tout sauf une application rigide et formelle de principes préétablis. D’où la pluralité des choix possibles dans une situation donnée. C’est ainsi que le Compendium de la doctrine sociale de l’Église invite à « tenir compte des circonstances effectives » et à « discerner, dans les situations politiques concrètes, les pas qu’il est possible d’accomplir de façon réaliste pour mettre en pratique les principes et les valeurs morales propres à la vie sociale ». « De la profondeur de l’écoute et de l’interprétation de la réalité peuvent naître des choix opérationnels concrets et efficaces ; toutefois, il ne faut jamais leur attribuer une valeur absolue, car aucun problème ne peut être résolu de façon définitive ». « La foi n’a jamais prétendu enfermer les éléments socio-politiques dans un cadre rigide, ayant conscience que la dimension historique dans laquelle vit l’homme impose de tenir compte de situations imparfaites et souvent en rapide mutation »[5].

Dans le temps présent, il est aisé de comprendre que la vertu de prudence conduit à donner une place prépondérante au consentement des gouvernés dans l’équilibre des différentes formes de gouvernement : le développement de l’éducation, l’accès à l’information, la mobilité et la disponibilité des moyens d’expression, tout y concourt. Est-ce d’ailleurs un mal ? Non, mais plutôt un bien car le gouvernement est exercé d’abord en vue des gouvernés. Il faut que le gouvernement réponde globalement aux attentes des gouvernés et, pour ce faire, qu’il ait leur aval. Quel que soit le mode de gouvernement, si les gouvernés n’y donnent pas leur assentiment, on bascule vite dans une forme de tyrannie. On ne peut pas sans violence imposer aux peuples un mode de fonctionnement qui s’exercerait contre leur gré car à cette première violence répondrait une seconde violence de réaction d’où ne pourrait sortir aucun bien.

Incidemment, en régime démocratique, les alternances gouvernementales offrent un moyen efficace de conserver l’assentiment des gouvernés. En effet, elles constituent un remède à l’usure du pouvoir et une précaution contre l’abus de ce même pouvoir en obligeant ses détenteurs à refreiner leurs ambitions et à conserver une sage mesure. En outre, l’alternance des gouvernants est d’autant plus nécessaire que le fondement du pouvoir, l’exercice de l’autorité et le lien avec les gouvernés sont de moins en moins personnels et de plus en plus abstraits. D’où la très grande méfiance que doit inspirer tout système de gouvernement qui succomberait à la tentation de monopoliser le pouvoir et d’en exclure, de fait ou de droit, les adversaires.

2. Une France non réconciliée avec elle-même.

Dans le temps comme dans l’espace, la relation entre une société donnée et son régime politique est variable. En regardant le cas particulier de la France, ce qui caractérise le régime politique est en fait sa grande instabilité. La question du régime se pose très régulièrement alors que ce n’est pas le cas en Angleterre ou aux États-Unis qui vivent avec le même régime depuis plusieurs siècles. La cause de l’instabilité chronique des institutions françaises est à chercher dans le fait que nous n’avons pas surmonté la Révolution.

La relation entre une société donnée et son régime politique est éminemment variable.

D’une façon générale, à l’échelle de l’Histoire longue, les périodes de grande stabilité institutionnelle sont rares. Les européens ont rêvé de ressusciter l’empire romain au travers du Saint Empire Romain Germanique. A y regarder de plus près, il s’agissait d’un mythe fantasmé car l’empire romain, passés les réformes d’Auguste et les deux premiers siècles de notre ère, n’a guère connu de stabilité, cahotant de guerres civiles en révolutions de palais, l’institution la plus stable étant finalement celle du Sénat. Certes nombre de royaumes européens ont traversé plusieurs siècles, mais non sans se transformer profondément au fil des décennies, des tourmentes et des guerres, en connaissant des changements profonds dans l’équilibre et le contenu des pouvoirs.

L’époque contemporaine, sur laquelle nous sommes enclins à commettre des erreurs de perspective, n’a pas été exempte de ces soubresauts avec la vague des révolutions qui a couru du XVIIIème au XXème siècles et l’émergence brutale des totalitarismes.

Peut-être les cinquante dernières années feraient-elles apparaître une montée assez générale de la forme démocratique de gouvernement, telle que nous la concevons en Occident, dans des cadres institutionnels variables. Elle reste à confirmer et l’échelle de temps est encore trop courte pour se prononcer nonobstant la prétention des dirigeants occidentaux à en faire une référence indépassable et un aboutissement impératif pour le reste du monde.

En France, la question du régime politique se pose néanmoins de façon beaucoup plus fréquente que chez la plupart de ses voisins européens.

Dans le débat français on ne parvient pas à tenir longtemps pour acquis le régime politique dans lequel on se trouve. Il suffit de rappeler qu’en 230 ans nous avons tout essayé : trois royautés, deux empires et cinq républiques ! Et souvenons-nous aussi que la plupart de ces régimes n’ont pas duré plus de quinze ans, les deux seules exceptions étant la IIIème République et la Vème République (65 ans toutes deux, à ce jour). En outre tous les régimes antérieurs à la Vème République, sans exception, soit ont été abattus par des révolutions ou des coups d’État (que nous avons tendance à glorifier), soit se sont effondrés dans des défaites militaires cataclysmiques entrainant l’occupation du pays par les armées étrangères (que nous avons tout aussi tendance à effacer de nos mémoires).

A l’inverse, chez les Anglais ou les États-uniens d’Amérique la question ne se pose pas : les choses évoluent par petites touches, de façon assez lente et toujours progressive. Ces régimes politiques sont les mêmes depuis plusieurs siècles. Ils ont été amendés au fil de l’évolution de la société, mais sans connaître de changement profond ni brutal. Il en est de même pour l’Allemagne d’après-guerre : la constitution fédérale instaurée en 1948 est toujours en place et n’a guère bougé, absorbant la réunification sans coup férir.

La cause de l’instabilité chronique des institutions françaises est certainement à chercher dans le fait que nous n’avons pas surmonté la Révolution ni su en faire un inventaire partagé

Depuis la Révolution, la France se comporte comme si elle ne parvenait pas à s’accepter elle-même. Nous en sommes restés au stade de Clémenceau qui voulait que la Révolution, y compris la Terreur et ses excès qui ont encore leurs thuriféraires, fût un bloc qu’on prend ou qu’on rejette globalement. Nous avons certainement manqué une occasion de surmonter cette brisure lors du deuxième centenaire, en 1989, alors que les historiens y étaient prêts et que, toutes les archives étant désormais accessibles et les conséquences connues, on dispose des moyens de la soumettre à un examen critique raisonné. Le symbole de cette occasion manquée a été l’ignorance dans laquelle François Mitterrand, alors Président de la République, a tenu l’invitation qui lui avait été faite de se rendre au Puy-du-Fou où se ressuscitait avec succès la mémoire de la Vendée et du génocide qu’elle a subi, pour rassembler le pays dans une mémoire purifiée.

Ayant commis le parricide avec l’assassinat du Roi au terme d’un procès politique qu’on pourrait aujourd’hui (malgré l’anachronisme) qualifier de stalinien, et n’ayant ni la force ni la volonté de le regarder en face pour opérer le tri nécessaire dans l’héritage, nous ne parvenons pas à surmonter cette fracture et nous demeurons orphelins d’un ordre et d’une légitimité que nos différents régimes successifs ont été impuissants à restaurer, et par suite incapables de faire la paix avec nous-mêmes.

D’où une oscillation entre deux tendances irréconciliables que sont d’un côté un régime d’assemblée prolongeant les assemblées de la Révolution entrainées par les clubs[6] avec leur vindicte à l’encontre des opposants, et de l’autre diverses formes de pouvoir autoritaire, entre bonapartisme et césarisme, que la remise en ordre du pays rendait indispensable. Et tout aussi régulièrement chaque oscillation génère ses propres excès qui appellent le retour du balancier.

L’avènement de la Vème République y aurait-il mis un terme ? Peut-être. Mais n’en aurait-on pas dit autant de la IIIème République dans les années vingt après qu’elle avait traversé les crises boulangiste et anarchiste, surmonté l’épreuve de la Grande Guerre et remédié aux excès de la séparation de l’Église et de l’État ? On connait la suite de l’Histoire. Or, quoi qu’on en dise, la contestation du régime actuel n’est pas éteinte : au moins un des candidats à la dernière élection présidentielle et l’un des partis membres du « Nouveau Front Populaire » qui a obtenu le plus grand nombre de députés lors des dernières élections, continuent de se faire les apôtres d’une VIème République qui eût renvoyé le balancier institutionnel de l’autre côté. Et le résultat de ces dernières élections, objectivement, rouvre le débat puisque d’aucuns y voient un retour au régime des partis de la IVème République !

3. Contrairement à l’idée reçue, en France l’instabilité institutionnelle persiste

La stabilité de la Vème République est toute relative : depuis 1958 le régime a connu deux changements majeurs, l’élection du président au suffrage universel en 1962, et la réforme opérée en 2008 suite à la signature du Traité de Lisbonne par laquelle a été introduite la primauté de l’ordre européen dans la Constitution ; changements qui ont profondément modifié la nature du régime et son équilibre. Ils soulèvent une double question de fond sur la source de la légitimité et sur la portée résiduelle de la souveraineté nationale ; ils expliquent sans doute la fuite en avant qui semble caractériser maintenant notre mécanique institutionnelle.

On soutient habituellement que la Constitution de 1958 aurait apporté la stabilité institutionnelle et gouvernementale en réaction à l’instabilité de la IVème République.

Même en ce qui concerne la stabilité gouvernementale ce n’est pas aussi vrai qu’on le prétend. A l’exception de celui de François Fillon, unique Premier ministre de Nicolas Sarkozy pendant cinq ans, les seuls gouvernements stables ont été les gouvernements de cohabitation, quand la majorité parlementaire était du parti opposé à celui du Président de la République ; le meilleur exemple étant celui de Lionel Jospin pendant toute une législature sous la présidence de Jacques Chirac. En revanche, quand les majorités étaient du même bord, le Président a toujours ressenti le besoin de changer au moins une fois de gouvernement pour se relancer politiquement ou se débarrasser de rivaux potentiels[7] ; quand il n’a pas lui-même sabordé sa propre majorité, comme l’ont fait Jacques Chirac en 1997 et Emmanuel Macron au mois de juin de cette année. Et l’instabilité serait encore plus manifeste si on observait la faible longévité de nombreux ministres pourtant titulaires de postes importants[8].

Mais il faut examiner la réalité plus profondément, au niveau de la nature même du régime.

Le premier changement majeur provient de l’élection du Président au suffrage universel. Institué en 1962, elle crée une dualité de légitimité difficilement soluble.

On peut disserter sur les motifs qui ont présidé à la réforme de 1962[9], et ne pas être complètement convaincu par celui que le Général de Gaulle avait exposé, à savoir compenser, au profit de son successeur, l’absence d’une stature dont l’Histoire l’avait revêtu, en organisant un lien direct avec le peuple. Pour ma part, j’y vois plutôt l’introduction d’une instance d’appel à l’encontre des parlementaires qui, l’affaire algérienne réglée, entendaient contester son pouvoir personnel. Il n’en avait certainement pas mesuré toutes les conséquences, la première ayant été de l’obliger à faire lui-même campagne dès 1965 et à s’appuyer sur un parti d’envergure nationale pour organiser et tenir l’élection. De là vient, indubitablement, le poids qu’ont acquis les partis dans notre vie politique puisqu’eux seuls s’avèrent capables d’organiser et de conduire une campagne nationale de l’envergure de celle qu’exigent les élections présidentielle et législative[10]. Ajoutons-y l’impact des médias dont la puissance et l’omniprésence, non anticipée en 1962, imposent leur rythme et leurs méthodes faits d’immédiateté et de simplification outrancière, et on aura réuni les ingrédients de la perversion du scrutin présidentiel. L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 a-t-elle fait exception ? Pas vraiment, l’absence de parti structuré et d’ancrage local ayant été remplacée par le poids massif de ses relais médiatiques.

Mais le Président ne détient pas seul la légitimité politique : sans majorité parlementaire il ne peut rien faire. Les trois épisodes de cohabitation[11] l’ont bien montré : c’est le gouvernement qui gouverne et qui, pour se faire, doit s’appuyer sur une majorité à l’Assemblée nationale. Quand cette majorité parlementaire disparaît, comme ce fut le cas à partir de 2022, sans qu’émerge une majorité alternative, la capacité même à gouverner devient problématique. Il y a donc une concurrence de légitimité entre les deux pouvoirs, tous deux issus d’élections nationales au suffrage universel.

L’inversion du calendrier électoral opérée en 2002, permise par la réduction du mandat présidentiel à 5 ans, qui positionne les élections à l’Assemblée nationale immédiatement après l’élection présidentielle, constitue un palliatif qui s’est avéré efficace jusqu’en 2022 : pendant vingt ans, les présidents ont disposé d’une majorité parlementaire à leur main. Encore que… Au long de l’histoire de la Vème République, les rivalités entre Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, puis entre François Mitterrand et Michel Rocard, la rébellion de Nicolas Sarkozy contre Jacques Chirac à partir de 2005, celle des « frondeurs » au cours de la deuxième partie du quinquennat de François Hollande, le caractère disparate de la majorité « macroniste » entre 2017 et 2022, ont montré que cette majorité pouvait être fragile lorsque le président est politiquement affaibli. Et comme nous venons de le constater, la synchronisation pratique disparaitrait en cas de vacance de la Présidence ou en cas de dissolution de l’Assemblée nationale, pour quelque raison que ce soit, faisant immédiatement ressurgir la dualité des légitimités.

La France reste en réalité un régime parlementaire. En effet, aux termes de l’article 20 de la constitution, « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation… Il est responsable devant le Parlement » ; il a besoin d’une majorité à l’Assemblée nationale pour faire voter ses lois et, surtout, faire adopter son budget ; et sans la confiance de celle-ci, il est sous la menace d’une mention de censure qui l’oblige à se retirer. C’est d’ailleurs tellement vrai que, par l’effet de la dissolution ratée du 30 juin dernier, avec le soi-disant « front républicain » les partis centraux en sont venus à ré-inventer l’une des pires combinaisons de la IVème République, celle des « apparentements » qui avait été imaginée pour écarter de l’Assemblée nationale un maximum de députés provenant du Parti communiste et des gaullistes du RPF lors des élections de 1956[12].

Néanmoins, ce régime parlementaire est désormais surplombé par un Président toujours tenté d’exercer un pouvoir à hauteur de l’énergie qu’il a dû déployer pour se faire élire. En pratique, et comme la période qui s’est ouverte depuis les élections de 2017 le démontre une fois de plus, on oscille constamment entre deux risques : celui du blocage et de l’instabilité quand les deux pouvoirs s’opposent et celui de la démesure quand les deux sont du même bord.

La réforme opérée en 2008 pour permettre la ratification du Traité de Lisbonne introduit la primauté juridique des instances européennes dans la Constitution. Votée comme une évidence, en réalité cette primauté constitue la toute première atteinte jamais portée à la souveraineté nationale en dehors des périodes d’occupation et opère un vrai changement de régime.

À la demande du Conseil constitutionnel qui raisonnait alors en droit pur, une seconde réforme majeure de la Constitution a été opérée en 2008[13] pour permettre la ratification du traité de Lisbonne qui succédait au défunt traité constitutionnel rejeté par le referendum du 29 mai 2005, et entériner les transferts de souveraineté que ce traité comportait.

À première vue, la réforme pouvait sembler logique : le nouvel article 88-1 de la constitution qui en résulte se lit ainsi : « La République participe à l’Union européenne constituée d’Etats qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». En réalité, cette révision était absolument majeure puisqu’elle a abouti à constitutionnaliser la participation à l’Union européenne, le traité de Lisbonne avec l’intégralité de leur contenu, ainsi que le droit européen qui en est dérivé provenant des instances européennes. Autrement dit, toute violation des traités européens et du droit dérivé constitue désormais ipso facto une violation de la constitution que le Conseil constitutionnel ne manquerait pas de sanctionner.

Cette réforme était-elle indispensable dans l’ampleur qui lui a été donnée ? Non. L’article 55 de la Constitution de 1958, dans sa rédaction originelle, prévoyait déjà que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Et si le même article disposait que la Constitution devait être révisée préalablement à la ratification d’un projet de traité qui lui serait contraire, il s’agissait d’un solide garde-fou. Il aurait alors fallu donner une interprétation stricte à ces notions afin de préserver la souveraineté française. C’est ce qu’a fait la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe : ayant eu à se prononcer sur le même traité en 2009 au regard de la constitution allemande, elle a réaffirmé la primauté démocratique de celle-ci, et partant de sa propre juridiction, sur le droit communautaire[14].

Comme le contenu des traités dépend d’un concert européen où la France n’a qu’une voix parmi d’autres, la souveraineté nationale est désormais dessaisie au profit des institutions communautaires. Or, quoi qu’on en dise trop complaisamment, la clé de ces institutions ne réside pas dans le Conseil où siègent les gouvernements, pas même dans le Parlement dont on sait la médiocre légitimité, mais dans deux organes non élus et indépendants, la Commission qui a le monopole de l’initiative et la Cour de justice qui est la gardienne des traités et se veut la promotrice de l’intégration fédérale des États. Depuis lors, nous vivons dans un régime politique tout à fait particulier et inouï, où notre souveraineté (quel que soit le sens, large ou étroit, qu’on lui donne) est surplombée par une autre, plus technocratique que démocratique. Jusque-là, aussi loin que l’on remonte dans l’Histoire, cela ne s’était produit qu’en cas d’occupation étrangère au terme d’une défaite militaire…

En a-t-on mesuré la portée ? La France s’est laissé enfermer dans une « prison juridique », constituée non seulement par les traités européens eux-mêmes, mais aussi par l’ensemble du droit européen dérivé ; et de cette prison, elle ne détient pas les clés[15]. Or le droit dérivé européen constitue aujourd’hui la source principale des règles sous l’empire desquelles nous vivons puisque l’essentiel de notre législation consiste désormais à transposer en droit interne les règlements et directives émanant de Bruxelles. La France s’est placée en situation de totale subordination politique et institutionnelle, et ce caractère de subordination explique aussi la grande désorientation de la vie politique française actuelle : que reste-t-il de la souveraineté nationale ?

On est en droit de se demander si ce double affaiblissement ne constitue pas une des causes du repli sur soi de la caste dirigeante, de sa médiocrité et de son arrogance croissante.

Il est notoire que la sphère (pour employer un terme neutre) des dirigeants français, qu’ils soient politiques, économiques, culturels, médiatiques, etc. est devenue étroite et qu’elle se referme de plus en plus sur elle-même. Il suffit d’évoquer la commune appartenance à l’Inspection des Finances des dirigeants des grandes banques et des principaux responsables gouvernementaux en charge des matières économiques ; ou le nombre incroyable de dirigeants politiques qui font vie commune (officiellement ou non) avec les journalistes et responsables de médias en vue et qui bénéficient d’une complaisance contrastant durement avec le traitement infligé à ceux qui ne sont pas de ce petit monde ; ou encore la proportion invraisemblable de hauts fonctionnaires et de dirigeants politiques qui « pantouflent » dans les conseils d’administration d’entreprises étrangères ou au sein des cabinets de conseil internationaux pour y monnayer leur carnet d’adresses ; sans parler du tropisme anglo-saxon généralisé de nos « élites »[16] ni de l’investissement systématique des lieux de pouvoirs par les réseaux d’anciens trotskistes qui recoupent souvent les catégories précédentes. Cette concentration évoque irrésistiblement la réaction nobiliaire de la seconde moitié du XVIIIème siècle avec sa volonté non seulement de reconquérir ses privilèges, mais aussi d’accaparer l’exercice du pouvoir au détriment du Roi. D’un Roi qui, rappelons-le, dans la continuité dynastique, avait construit la France et son État précisément en luttant contre les féodalités toujours promptes à la trahir.

L’élection d’Emmanuel Macron a aggravé la situation jusqu’à la caricature. Le pouvoir s’est davantage concentré en un petit nombre de mains autour d’un Président dont la démesure semble ne pas avoir de limites.

Les élections de 2024 changent-elles la donne ? On peut poser la question ; mais la réponse risque d’être celle d’une aggravation du constat. Le soi-disant « front républicain » qui s’est constitué contre le Rassemblement national n’est-il pas autre chose qu’une énième tentative (réussie d’ailleurs) de bloquer une alternance réelle en faveur d’un mouvement qui, quoi qu’on pense de son contenu politique et programmatique, est aujourd’hui porté par la majorité des couches populaires constituées par les ouvriers, les employés, les petites gens des périphéries[17], pour conserver le pouvoir au sein de la caste dirigeante qui l’exerce depuis des décennies.

François de Lacoste Lareymondie


[1] Pour en avoir quelques illustrations très évocatrices, je ne trouve pas mieux que de renvoyer à trois romans. Pourquoi ? parce qu’un romancier peut donner libre cours à sa liberté créatrice. Quand l’intuition est juste et profonde, alors l’œuvre revêt un caractère quasi prophétique. Ce sont :

  • Vladimir Soloviev : « Court récit sur l’Antéchrist » (1900), in « Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion », Ed ŒIL, Coll. Sagesse chrétienne n° 2, Paris, ré-édité en 2005.
  • Robert Hugh Benson : « Le maitre de la terre » (1907), republié chez Pierre Téqui en 2003 ;
  • Michael O’Brien : « Père Elijah », aux éditions Salvator, 2008.

[2] Je préfère utiliser ce mot générique qui est familier à nos voisins suisses, plutôt que le mot referendum, dont la connotation est trop particulière dans notre contexte institutionnel.

[3] Pr XXIV, 16.

[4] Saint Thomas d’Aquin: Somme théologique, Ia IIae, q. 47, a. 2.

[5] Conseil Justice et Paix : Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église ; Ed. Bayard/Cerf/Fleurus-Mame 2005 : chap. 12, II, e) point 4.

[6] Même si certains n’ont pas disparu, aujourd’hui ils ont pris une autre forme, tout aussi idéologique, de pression sur les gouvernants.

[7] François Hollande a usé trois Premiers ministres en cinq ans ; et Emmanuel Macron n’en est-il pas à son quatrième Premier ministre en sept ans, à la date où j’écris, et bientôt au cinquième quand Gabriel Atal sera remplacé ?

[8] Pour m’en tenir à l’Éducation nationale à titre d’exemple : cinq ministres en sept ans, dont quatre pour les deux dernières années… Sans parler de la variation constante et parfois considérable des découpages ministériels en fonction de l’air du temps et de la conjoncture politique.

[9] Dans sa version originelle, la constitution de 1958 prévoyait que le Président de la République était élu pour sept ans par un collège de « grands électeurs » comprenant les parlementaires, les conseillers généraux, les membres des assemblées des Territoires d’Outre-Mer, ainsi que les représentants élus des conseils municipaux (le maire et un certain nombre d’adjoints et de conseillers municipaux proportionnel à la population de la commune). Au total, environ 80 000 grands électeurs. C’est d’ailleurs par ce collège que Charles de Gaulle a été élu Président de la République en décembre 1958. À dire vrai, ce mode d’élections au suffrage universel indirect avait le mérite d’ancrer solidement le Président de la République dans la réalité institutionnelle et politique du pays, et correspondait bien à la fonction de garant des institutions et de leur bon fonctionnement que la constitution lui conférait.

[10] Le surgissement d’Emmanuel Macron en 2017, tout en constituant une exception qui appellera d’autres commentaires plus loin, n’a pas vraiment changé la donne ; pas plus que sa ré-élection par défaut en 2022. Ses échecs aux élections législatives en sont la démonstration : faute d’ancrage territorial, de militants, de tradition politique, le mouvement qu’il a tenté de constituer s’est révélé inconsistant.

[11] Jacques Chirac sous François Mitterrand de 1986 à 1988 ; Édouard Balladur, à nouveau sous François Mitterrand de 1993 à 1995 ; puis Lionel Jospin sous Jacques Chirac de 1997 à 2002 ; en attendant celle qui se profile.

[12] On relèvera d’ailleurs plusieurs similitudes troublantes entres les élections de 1956 (les dernières de la IVème République qui allait sombrer deux ans plus tard), et celles de juin 2024. Les élections de 1956 étaient déjà consécutives à une dissolution de l’Assemblée. La loi électorale en vigueur (représentation proportionnelle au niveau départemental) autorisait les apparentements par le moyen desquels, si des listes « apparentées » avant le déroulement du scrutin obtenaient ensemble une majorité absolue de suffrages exprimés, elles recevaient tous les sièges à pourvoir. Les apparentements ont permis à la « Troisième force » de se maintenir au pouvoir, en obtenant une confortable majorité de sièges à l’Assemblée nationale, reléguant communistes et gaullistes dans l’opposition.

[13] Loi constitutionnelle du 15 février 2008 votée par le Congrès et non par referendum, tout comme la ratification du traité de Lisbonne, par crainte (avérée) d’un rejet populaire.

[14] Principe dont la cour de Karlsruhe a d’ailleurs fait une application retentissante dans une décision rendue en 2020 en refusant de suivre la Cour de justice de l’Union européenne, pour considérer que certaines décisions de la Banque centrale européenne outrepassaient ses compétences et violaient la souveraineté allemande.

[15] Le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, l’a doctement rappelé lors de la campagne pour les élections législatives de juin 2024, invalidant par avance certaines des mesures-phares qui constituaient le programme du Rassemblement national…

[16] Évoquons à ce sujet le programme des « Young Leaders » que les USA ont mis en place et par le moyen duquel ils font venir chez eux pour quelques mois de jeunes étudiants ou professionnels prometteurs en leur offrant un programme de formations et de rencontres avec leurs dirigeants : les idées ainsi promues et les réseaux ainsi constitués constituent un investissement très rentable de la part du « soft power » américain. Un grand nombre de nos dirigeants politiques, économiques et administratifs actuels en ont profité.

[17] Toutes les études sociologiques montrent qu’entre 50 et 60% de membres de ces catégories sociales votent pour le Rassemblement national, et que ces pourcentages sont en hausse constante depuis 2002.