La Cour de Cassation vient de rendre un arrêt important1 en ce qui concerne les relations entre l’État et l’Église dans le domaine judiciaire. Depuis plusieurs années, en effet, les contentieux entre des prêtres et leurs évêques ou, plus encore, entre des religieux et leurs communautés, se sont multipliés, et ont donné lieu à des jugements variables prononcés par les diverses juridictions qui ont été saisies. C’est au point que l’on peut s’interroger sur la faculté d’immixtion des juges étatiques dans le fonctionnement des instances ecclésiales en matière civile2. Il était grand temps que la plus haute juridiction de notre pays y mette un peu d’ordre.
Dans cette affaire, un diacre, donc un clerc, qui avait été ordonné en vue du sacerdoce, en a été écarté par son évêque, puis déféré par celui-ci à l’Officialité compétente au pénal (en droit canonique) pour une faute dont on ignore la teneur, mais qui a conduit la juridiction ecclésiastique à prononcer le renvoi de l’état clérical. L’intéressé a fait appel devant la Rote romaine qui a confirmé la sanction. En conséquence de quoi, l’évêque a émis le décret d’exécution requis par le droit canonique, par lequel le renvoi devenait effectif, l’intéressé n’étant alors plus pris en charge financièrement et socialement et devant libérer le logement qui avait été mis à sa disposition par l’Association diocésaine.
L’ex-diacre s’est alors tourné vers les juridictions civiles pour obtenir, d’une part l’annulation du décret épiscopal d’exécution, d’autre part l’indemnisation des préjudices qu’il estimait avoir subis. Après le tribunal de grande instance, l’affaire est venue en appel devant la Cour de Toulouse qui a rejeté ses demandes. Il s’est alors pourvu en cassation, d’où l’arrêt que la Cour de Cassation vient de rendre et qui mérite notre attention sur plusieurs points.
1/ C’est un arrêt d’assemblée plénière, donc rendu par la formation la plus solennelle de cette cour : cela signifie qu’elle a entendu lui conférer une portée de principe, sans doute pour rappeler (car la Cour d’Appel de Toulouse avait bien jugé) une jurisprudence que certaines affaires récentes avaient rendue hésitante, en tout cas pour recadrer les juridictions d’ordre inférieur qui seraient tentées de s’immiscer dans le fonctionnement des instances ecclésiales. On notera que la Cour de Cassation a pris soin d’accompagner chaque étape de son raisonnement par de nombreuses références jurisprudentielles, issues tant d’elle-même que du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État, afin de montrer la continuité et la cohérence du cadre dans lequel elle s’est inscrite.
2/ La Cour s’est livré à un rappel complet et précis de la procédure canonique qui a abouti au renvoi du diacre : sans doute pour montrer que celui-ci, sur le fond, c’est-à-dire sur les motifs de son renvoi de l’état clérical et sur la sanction elle-même, avait trouvé son juge dans l’ordre canonique et avait pu recourir à la procédure idoine ; donc qu’il n’avait pas été victime d’un déni de justice, même s’il n’a pas été au bout des procédures qu’il aurait pu entreprendre devant l’Officialité compétente sur le terrain indemnitaire. Je souligne ce point à dessein, parce que les faits, s’ils sont bien qualifiés, peuvent, comme le savent tous les praticiens du droit, déterminer le terrain juridique sur lequel se déploie un litige. Qu’en eût-il été si le diacre auteur des recours n’avait pas pu se faire entendre devant une juridiction ecclésiale ? La Cour ne le dit évidemment pas ; mais il me semble que la question reste ouverte, précisément parce que le déni de justice constitue une atteinte si grave au droit des gens qu’aucun juge ne pourrait éluder la question.
3/ La Cour de Cassation a commencé par asseoir son raisonnement tout ensemble sur la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État, l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et l’article 1er de la Constitution de 1958, afin de réaffirmer les principes de laïcité, de libre exercice des cultes et de neutralité de l’État en matière religieuse. Elle en a déduit logiquement que les juridictions civiles n’ont pas compétence pour apprécier la régularité ou le bienfondé d’une nomination ou d’une révocation dans l’ordre canonique. Ainsi, les décisions d’admission ou de renvoi, tant de l’état clérical que d’une communauté religieuse, décisions qui relèvent de l’organisation interne du culte catholique, échappent complètement au juge étatique. Dans la présente affaire, c’est donc à bon droit que les premiers juges ont refusé de se prononcer sur le renvoi de l’état clérical décidé par l’évêque en exécution des jugements canoniques.
4/ La Cour de Cassation a franchi un pas de plus, qui n’est pas moins important. En effet, un certain nombre de juridictions inférieures, se prononçant sur des demandes présentées par des ministres du culte ou des religieux renvoyés par leur évêque ou leur communauté, ont eu tendance à assimiler la relation entre ces personnes et leur collectivité à des contrats, ou plutôt à des quasi-contrats, pour ensuite accorder des indemnités sur le fondement de dommages causés par des ruptures que l’on pourrait qualifier (commodément malgré l’abus de langage) d’abusives. La Cour a donc opportunément rappelé que les ministres du culte et les religieux ne sont pas liés à leur évêque ou leur collectivité par un contrat3. Elle l’a rappelé expressément : « l’engagement religieux d’une personne exclut l’existence d’un contrat de travail pour les activités qu’elle accomplit pour le compte et au bénéfice d’une congrégation ou d’une association cultuelle légalement établie ». Dès lors, et la conséquence est importante, « l’engagement religieux n’est pas de nature à créer des obligations civiles ». Comme les préjudices allégués par le requérant, découlant de la cessation de sa prise en charge matérielle, n’étaient pas détachables de la décision de révocation mais en étaient la conséquence nécessaire et inéluctable, le juge civil n’avait pas à se prononcer dessus. La solution contraire aurait obligé le juge à s’interroger à la fois sur la validité de la procédure suivie devant la juridiction ecclésiastique et sur le caractère éventuellement fautif du décret d’exécution, « lesquels relèvent de l’autonomie religieuse ».
La portée de cet arrêt, très claire en ce qui concerne le dommage allégué qui a résulté du renvoi de l’état clérical, méritera cependant d’être approfondie dans plusieurs domaines ; par exemple en matière de sécurité sociale des religieux et des ministres des cultes ; mais aussi en ce qui concerne les obligations d’entretien et d’aliment qu’une communauté religieuse contracte envers ses membres ; car il s’agit également de questions de nature civile qui donnent souvent lieu à des litiges portés devant les juridictions étatiques et à des condamnations non moins fréquentes…
5/ L’ex-diacre avait invoqué, à l’appui de son pourvoi, l’article 6 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, article selon lequel « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal qui décidera des contestations sur ses droits et obligations ». La Cour de Cassation a rappelé que, pour que ce texte trouve à s’appliquer, « il faut qu’il y ait contestation sur un droit que l’on peut prétendre reconnu en droit interne ». Or, a-t-elle souligné, en raison même de l’autonomie des communautés religieuses il est interdit aux juridictions nationales de s’immiscer dans leur fonctionnement. Par conséquent, même au regard de cette Convention, la juridiction civile n’était pas compétente pour trancher le litige qui opposait le requérant à son évêque et à l’Association diocésaine, et l’article 6 précité ne trouvait pas à s’appliquer ici.
Si le raisonnement tenu par la Cour de Cassation est à la fois cohérent et conforme à notre approche de la laïcité en droit interne, il n’est cependant pas assuré que la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui sera probablement saisie par le requérant, témoigne de la même réserve. En effet, depuis plusieurs années, nous avons assisté a tant d’empiètements de la part de la CEDH, dans tous les domaines, que l’on peut craindre qu’elle ne veuille saisir l’occasion pour s’immiscer aussi dans le fonctionnement des institutions religieuses. Il sera intéressant de voir ce que sera son arrêt.
François de Lacoste Lareymondie