On ne peut pas en dire plus ! On ne peut pas en dire moins ! L’explosion du barrage de Nova Kakhovka est un « crime de guerre », à moins que ce ne soit qu’un accident ! Mais ce n’est pas un « incident ». Ce que l’on sait des dégâts physiques : l’explosion s’est amorcée à l’intérieur de cette construction, le débordement du fleuve Dnipro (Dniepr) s’est répandu sur les terres avoisinantes, inondant les bourgs et forçant plus de 2 000 personnes à trouver refuge sur le toit de leur maison. Les eaux se déversant sur les terrains agricoles étaient remplies d’huile de machine et de produits chimiques. À cette époque de l’année, cette inondation rendra ces terres agricoles infertiles pour cette saison. Tout cela nous dépeint l’horreur de l’événement. La culture du blé, propre à l’Ukraine, fournira ce qui est nécessaire pour l’alimentation de la population. Mais quelle sera l’exportation et les revenus qu’elle rapportera ?
L’explosion a eu lieu près de Kherson, ville située sur la rive ouest du fleuve Dnipro. Une grande partie de la rive est du fleuve, au sud du barrage de Kakhovka, est sous le contrôle russe. L’endroit a donc été choisi : le barrage est situé en amont près de la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande centrale d’Europe. Le rafraîchissement, alimenté en eau par les réservoirs du Dnipro, est nécessaire pour conditionner la température de la centrale nucléaire. Si, en raison de l’explosion, les réservoirs se vident, comment assurer le rafraîchissement des réacteurs ? Une partie des systèmes énergétiques du pays dépend de son bon fonctionnement. Ainsi, l’explosion ne pouvait pas ne pas causer un grand tort à cette partie du Donbass. Et c’est ce que l’on voulait !
Bien sûr, Kiev accuse la Russie, et la Russie accuse Kiev. Mais ce qui s’est passé, personne ne peut le dire pour le moment. Il faudrait une enquête sérieuse et impartiale pour connaître la cause de ce drame. Il n’est pas sûr que cette enquête voit le jour. Car la Russie ne cherche pas la paix, mais la domination. Les habitants de la zone est de Kherson, qui tentent de sortir de cette région contrôlée par la Russie, doivent se protéger des tirs de l’armée. Dimanche dernier, trois personnes ont été tuées et dix autres blessées dans une frappe qui a touché un bateau transportant des personnes évacuées des zones inondées vers le sud de l’Ukraine. « À l’heure actuelle, il n’existe aucun contexte favorable à la conclusion d’accords », a affirmé, dimanche dernier, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov[1]. « Plus encore, il n’existe aucune base, même fragile, pour construire un dialogue de quelque nature que ce soit. Nous constatons : premièrement, le régime [Kiev] ne veut pas ; deuxièmement, il n’est pas prêt à le faire ; et troisièmement, il n’est pas autorisé par ses « patrons » [à négocier avec la Russie] comme nous pouvons le dire sans aucune ambigüité diplomatique[2] ». Voilà qui est clair, et pour eux et pour nous !
On voit mal, en effet, s’installer un dialogue sincère et vrai entre Vladimir Poutine et Volodymir Zelensky, même par délégués spéciaux. La situation, comme le faisait remarquer George Weigel, est trop asymétrique. On a affaire à un système qui cherche à assurer une domination idéologique absolue face à un autre qui défend son droit de vivre selon son origine et sa culture. La Russie n’admettra jamais qu’elle est un agresseur actif en revendiquant « son droit » de courber l’Ukraine sous sa domination – même si un gouvernement faible l’acceptait – et l’Ukraine de Zelensky n’acceptera jamais des négociations à la Peskov. Alors que faut-il faire ?
La situation telle qu’elle se présente
Il y a plus de 320 000 hommes de l’armée russe en Ukraine. La plus grande partie est massée dans le Donbass, à l’est de Kherson. La ville, qui était tombée aux mains de l’armée russe au début de mars 2022, a été reprise par l’armée ukrainienne en novembre, mais la partie orientale du territoire est toujours sous le contrôle de la Russie. À la suite de l’explosion, les habitants de cette partie du Donbass, qui cherchent à fuir vers Kherson, le font au prix de leur vie. Ils sont la proie du tir des soldats de l’armée russe qui bloque cette migration de citoyens.
Y a-t-il une explication « raisonnable » à l’explosion du barrage ? L’affirmation de Moscou qui accuse l’Ukraine est invraisemblable. Comment peut-on penser que Zelensky a pu commander une telle action contre son propre pays ? Par contre, il n’est pas tout à fait invraisemblable que certains Russes habitant cette région se présentent comme exécutants de cette opération destinée à affaiblir le gouvernement de Kiev ? Dans ce cas, ce n’est pas Kiev qu’il faut soupçonner, mais Moscou !
Les perturbations qu’apportent la destruction sont énormes. Il semble que la centrale nucléaire de Zaporijia est toujours en mesure de pomper l’eau nécessaire à son refroidissement et cela lui donne le temps de chercher d’autres sources d’approvisionnement en eau pour refroidir ses six réacteurs. Mais il n’y a pas que les réacteurs. L’un des premiers dangers est le déplacement des mines terrestres enfoncées dans la terre par les Russes. Elles flottent, maintenant, à la surface de cette eau mêlée de boue, qui a violemment éclaté en raison de l’explosion et qui a déterré les mines. Les mines, flottant dans l’eau du fleuve, sont toujours actives et elles deviennent un vrai danger pour la population.
Il n’y a plus d’eau potable et plus de nourriture. L’eau du Dnipro est infestée par au moins 150 tonnes d’huile de machine qui sont répandues dans le fleuve et plus de 300 tonnes menacent d’y pénétrer. Les régions atteintes ne sont pas uniquement celles qui avoisinent Kherson ; les conséquences du désastre s’étendent jusqu’en Crimée. L’archevêque, Mgr Borys Gudziak, métropolitain des catholiques ukrainiens aux États-Unis, n’a pas craint de dire : c’est un « acte ignoble et diabolique qui défie l’imagination ». Des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans eau potable. Le désastre a détruit entièrement un certain nombre de villages, inondé les terres de culture du blé, dépouillé des milliers de personnes de logement et causé des dommages environnementaux considérables.
Alors, qui est-ce ?
A qui est attribuable l’effondrement du barrage de Nova Kakhovka? Il semble y avoir eu une brèche qui n’aurait pas été détectée et qui, se développant, aurait entrainé la perturbation de tout le système. On n’aurait pas fait attention, ou on n’a pas voulu faire attention. Ce barrage, comme les six autres sur le même fleuve, a été construit il y a une centaine d’années. Il a toujours bien fonctionné parce qu’on s’en est toujours bien occupé. Ainsi, les possibilités d’une faille sont très, très faibles. Et même si on avait détecté une petite fêlure, ce qui est inhabituel pour ce genre de barrage, elle ne pouvait s’agrandir en une demi-journée. Mais il fallait s’en occuper ! La Russie est responsable de l’entretien du barrage ; le travail est celui d’une main-d’œuvre ukrainienne. Cependant, les combats autour de la centrale nucléaire de Zaporijia sont un sujet de préoccupation constante pour l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique). Si l’administration russe, par une négligence grave ou par volonté expresse, ne s’occupait pas de l’inspection et de l’entretien du barrage, qui en porterait la responsabilité ? Cette hypothèse n’est pas tenue comme probable, elle est même tenue comme improbable. Mais avant cette explosion, l’AIEA était soucieuse de la manière dont l’administration russe négligeait l’inspection du barrage et son entretien. La négligence « volontaire » peut devenir un grave manque de responsabilité !
Zelensky s’est rendu à Kherson, la ville inondée, jeudi dernier. Il y a constaté un climat d’apocalypse : des bateaux bondés qui naviguent dans les rues afin de mettre les gens en sécurité, essuient les tirs des forces russes qui ont assailli la ville. Ils tirent à bout portant sur ceux qui bougent. En plus, il y a des bombardements qui prennent pour cible des points d’évacuation, des centaines de personnes qui cherchent un abri, les mines flottantes qui explosent, des animaux, bovins et chevaux, qui se débattent dans l’eau qui envahit la capitale. Il n’y a nulle part où se cacher, a déclaré Serby Ludensky[3], un bénévole d’un centre de soins pour animaux. Les bombardements sur la ville de Kherson n’ont pas cessé depuis l’explosion du barrage Nova Kakhovka. L’explosion a envoyé un torrent d’eau en aval, soulevant des voitures, des lits et des maisons entières vers la Mer Noire ! Les inondations ont submergé une vaste zone des deux côtés du Dnipro, affectant des dizaines de milliers de personnes.
Si on ne sait pas encore qui est l’auteur de l’explosion du barrage de Nova Kakhovka, on n’a plus aucun doute sur ceux qui mènent le combat à Kherson, la ville que voudrait bien reprendre les forces russes. Pourquoi ? Pour tracer une ligne frontière, aux limites du Donbass, qui rejoindrait Kherson et même Odessa directement, du sud au nord, vers les frontières de la Russie. Cette ligne traverserait l’Ukraine asservie, et permettrait de lui bloquer tout autonomie et toute utilisation des grands ports de la Mer Noire. Cette ligne frontière qui réunirait la Crimée à la Fédération de la Russie, c’est le rêve de Poutine. C’est en même temps, le devoir de Zelensky de s’y opposer absolument, car le pays qu’elle traverserait, ce n’est pas la Russie, c’est l’Ukraine.
La position de l’Église catholique
La nomination du cardinal Matteo Zuppi, comme envoyé du pape pour une mission de paix en Ukraine, a suscité un certain étonnement. Non pas sur le geste en lui-même, mais sur le contenu de la mission. Il n’était pas nommé pour servir d’intermédiaire entre les deux puissances en état prévisionnel de guerre, car Il n’y a pas eu de déclaration formelle de guerre entre la Fédération de la Russie[4] et l’Ukraine. Il était porteur d’une « mission de paix », sans titre spécial. Durant son séjour à Kiev, se sont déroulé en Ukraine les tristes événements de l’explosion du barrage de Nova Kakhovka. S’il s’agit d’une « mission de paix », soit le moment est mal choisi, soit, au contraire, c’est la prise de conscience d’une situation urgente pour éviter un mal plus grand. Pour le moment, nous ne pouvons pas déterminer ce qu’apportera le voyage du cardinal Zuppi. Nous savons que la contre-offensive tant attendue que Zelensky et toute son armée ont préparée depuis près de 6 mois, débutera bientôt, si ce n’est qu’elle est peut-être déjà commencée. Et nous pouvons en voir le dessin. À ce que nous pouvons entrevoir, il s’agira de la pénétration de petites unités dans les terrains du Donbass, d’une présence de plus en plus intégrée de l’armée ukrainienne pour s’imposer dans les territoires qui sont les siens, mais qui subissent une infiltration malveillante. Et pour cette opération, l’Ukraine est particulièrement bien armée. L’effort coordonné de l’Occident a fait de son armée la force militaire la plus importante d’Europe ; elle est maintenant possesseur d’armes très modernes : avion supersonique F-16, missiles de croisière Storm Shadow, qui donnent à la nation une nouvelle capacité de frappe à longue portée (une portée de 250 km), juste un degré en dessous des missiles des USA ; deux systèmes de missiles Patriot, l’un des États-Unis et l’autre de l’Allemagne, pour renforcer ses défenses aériennes. Kiev a mis en place le renouvellement de son armée avec certaines élites formées par l’OTAN ou par les États-Unis. L’Ukraine s’est préparée, pendant des mois, à surpasser, de beaucoup, les forces russes et s’engagera de façon ferme à reprendre les territoires qui sont les siens. Reste qu’il y a, à l’heure actuelle, près de 320 000 soldats russes sur le territoire ukrainien. Ils sont là plus par force que par conviction. Ils y sont quand-même et s’ils veulent continuer à vivre, il faudra qu’ils s’engagent dans le combat.
En regard de cette situation, quel était le but de la mission du cardinal Zuppi. Il a rencontré VolodymyrZelensky, même si l’entretien n’était pas évident, dit-il, et chacun a pu échanger sur la nature éthique du conflit. Ce qu’il a pu dire, à son retour, au pape François, c’est que le président de l’Ukraine considérait son action militaire comme une force défensive et non comme un acte agressif. Et François aurait ajouté : « une juste force défensive ». Étant donné les souffrances énormes et réelles auxquelles le peuple ukrainien a été confronté – par exemple le massacre de Boutcha[5] – cette résolution qu’annonce Zelensky, pourrait-il vraiment la tenir ? S’il tient sa victoire, quel sera le comportement de ce peuple martyrisé et vainqueur ? La contre-offensive est commencée, quel en sera le résultat ? La mission de paix confiée au cardinal Zuppi n’est pas fantaisiste ; elle ouvre, entre autre, la porte à un possible entretien avec Cyril, le patriarche de Moscou, qui est le meilleur et fidèle soutien de Poutine.
Il n’y a pas que les avions supersoniques, les missiles de croisière qui sont engagés, il y a des hommes qui sont des « chrétiens » et qui, même si la défense est juste, devraient demeurer des chrétiens. C’est, de façon diplomatique et avec tout l’appareil que cela engageait, la mission du cardinal Zuppi, mission qui se prolongera peut-être, avec une rencontre du patriarche de Moscou.
Nos prières n’arrêteront pas la guerre ; mais elles peuvent aider à ce que les guerriers demeurent des hommes et des chrétiens.
Article recueilli par Irving Shelton
[1] Selon l’agence de presse russe TASS.
[2] Cité par Pavel Zarubin, journaliste au Telegram, cité dans Le Monde, 11/06/2023.
[3] The New-York Times, 10/05/2023, Russia Shells Flooded City.
[4] Après l’éclatement de l’URSS, quinze républiques voient le jour entre 1990 et 1991. La première est la Fédération de Russie, qui demeure le plus vaste pays de la planète (17 millions de km2), mais aussi l’un des moins dense (7 habitants au km2). Ensuite, les pays baltes (Estonie, Lituanie, Lettonie), qui avaient été indépendants entre 1920 et 1939, proclament leur souveraineté. Peu après, l’Ukraine, la Biélorussie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Moldavie et la Géorgie se proclament, à leur tour, indépendants. En Asie centrale, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan le deviennent également.
[5] Le massacre de Boutcha est une série de crimes de guerre commis pendant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, entre les 27 février et 31 mars 2022, à et dans d’autres localités occupées par l’armée russe, au nord de Kiev. Des meurtres de masse, des exécutions sommaires, des viols et des actes de torture contre les civils ukrainiens ont été recensés.