UNE MORALE D’INITIÉS
Pami les scandales sexuels qui ont agité l’Église, le cas des Pères Thomas et
Marie-Dominique Philippe auquel est associé celui de Jean Vanier est
totalement atypique pour plusieurs raisons.
Nous en avons aujourd’hui une connaissance très détaillée grâce à deux
rapports, extrêmement documentés et rigoureux, sans équivalent dans
d’autres « affaires », , publiés l’un par les dominicains, l’autre par la
communauté de l’Arche, et nous en attendons un troisième par la
communauté Saint-Jean. Au total environ 1.500 pages rendues publiques. Peu
de personnes auront le temps de les lire. Aline Lizotte leur a consacré deux
longs articles qui les résument et les mettent en perspective (1).
Ces travaux mettent en évidence les éléments qui caractérisent cette affaire
hors norme. Un scandale qui n’a rien à voir avec d’autres, hélas beaucoup plus
« banals », dans l’Église. Il faut rappeler brièvement ces éléments avant de
tenter d’expliquer ce qui reste, à l’issue de ces longs rapports, de plus
« invraisemblable » dans cette invraisemblable affaire.
Il s’agit sans aucun doute de sa dimension doctrinale. Nous verrons que cette
question doctrinale est de première importance car elle dépasse le cadre étroit
de cette « affaire ». Comme l’épidémie de Covid, elle révèle une maladie de
l’esprit dont beaucoup de chrétiens dits « normaux » sont porteurs
asymptomatiques, dont certains sont atteints gravement et d’autres moins, en
fonction de leurs prédispositions psychologiques et surtout religieuses.
C’est le code génétique du « philippisme » que nous cherchons. Comment, en
effet des théologiens soi-disant thomistes, donc en principe appartenant à la
tradition réaliste, en sont-ils venus à justifier leurs agissements par une
doctrine « érotico-mystique » qu’Aline Lizotte qualifie à juste titre de
« thomisme sexuel ». Les Philippe et Thomas Dehau, leur oncle et mentor, ne
sont ni des néomodernistes ni des progressistes adeptes de la libération
sexuelle ou d’une morale relativiste. Ils ne sont pas disciples de Whilhem Reich,
d’Herbert Marcuse, ni même de Freud. Ils ne sont pas des précurseurs ou des
héritiers des rapports Kinsey (1948 et 1953). Ils se revendiquent fidèles au
Magistère dans le domaine de la foi et des mœurs, et à l’enseignement de la
morale objective fondée sur la nature humaine professée par l’Église depuis
saint Augustin et saint Thomas, recueillant eux-mêmes les principes
fondamentaux, sinon toutes les conclusions, de l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote. Leur anthropologie n’a rien de révolutionnaire. Et pourtant, ils vont
parvenir à justifier, pour eux-mêmes et pour leurs partenaires, et sans doute
victimes, une doctrine ésotérique en rupture complète avec l’enseignement de
l’Église, et à commettre des actes en contradiction totale avec la morale la plus
élémentaire et la plus traditionnelle.
1ère Partie : une affaire atypique
Il faut d’abord rappeler ses traits particuliers que relatent les études publiées et
les articles d’Aline Lizotte.
Premièrement, sa durée. L’affaire Philippe commence à la fin du XIXe siècle
avec une soi-disant mystique de Gand, Hélène Claeys (1888-1959), très liée au
Père Thomas Dehau (1870-1956). Jacques Maritain l’évoque dans ses carnets.
« Le Père Thomas Philippe m’a parlé longuement du père Dehau et de l’âme
secrète de l’Eau Vive, révélation de l’âme contemplative que le Père Dehau
admire tellement… elle lui avait dit (au Père Thomas Philippe), de parler au
maître général, de lui dire que près du Saulchoir une œuvre de Dieu surgirait qui
serait plus importante que celle de Catherine de Sienne… Cette âme parlait
d’une œuvre d’Église, (non de l’Ordre), d’une espèce de Congrégation ou d’Ordre
de la sainte Vierge, sans forme extérieure ni constitution visible mais où il y
aurait son esprit dans la liberté, point c’est tout. C’est tout cet ensemble de
lumière qui a fortifié le Père Thomas Philippe et l’a poussé à fonder l’Eau Vive
»(2).
Autour d’elle se forme un petit groupe lié par le secret. Au vu des
correspondances et des témoignages, Tangi Cavalin constate que : « la
socialisation mystique mise en œuvre autour de Thomas Dehau et Hélène
Claeyes transmise à Thomas Philippe n’est pas pour tous. » Seul un très petit
cercle y aura accès : les frères Philippe et leur sœur Cécile de Jésus. Elle sera
l’inspiratrice du Père Thomas Dehau, oncle des Pères Philippe. L’oncle Dehau,
dominicain qui vit plus souvent dans sa propriété familiale que dans un couvent
en raison de sa santé, formera et dirigera ses neveux et nièces. Son influence
sur eux sera, à des degrés divers, considérable, en particulier sur les cinq qui
entreront dans les ordres. Thomas Philippe initiera à ces pratiques Jean Vanier
dont la mère est proche du Père Thomas Dehau et de Thomas Philippe. Aucun
d’eux ne semble avoir regretté ses agissements dans les derniers jours de leur
vie. Le père Thomas Philippe, né le 18 mars 1905 à Cysoing (Nord), meurt le 4
février 1993, à Saint-Jodard, dans la maison de la communauté Saint-Jean. Le
Père Marie-Dominique Philippe, né le 8 septembre 1912, meurt le 26 août 2006
quasiment « en odeur de sainteté ». Quant à Jean Vanier, fils d’un ancien
gouverneur général du Canada, il nait le 10 septembre 1928 à Genève et meurt
le 7 mai 2019, alors que l’affaire des Pères Philippe commence à le rattraper.
« Je croyais que c’était bon », aurait-il dit dans ses derniers jours. « L’affaire
Philippe » s’achève en apparence au décès du dernier de ses protagonistes. En
apparence seulement. En effet, comme nous le verrons, elle a une portée qui
va bien au-delà des communautés qu’ils ont fondées.
Deuxièmement, elle ne concerne qu’un relatif petit nombre de femmes,
(officiellement un peu moins de 40), toutes majeures, catholiques,
contemplatives, le plus souvent consacrées et ayant fait des vœux, en
particulier celui de chasteté, et parfois même supérieures de leur
communauté.
Troisièmement, ses protagonistes principaux appartiennent à la même famille
ou à quelques personnes issues d’un milieu très fortuné et jouissant d’un
réseau de relations extrêmement vaste, aussi bien dans l’Église que dans la
société civile. Relations qui leur ont permis, en remontant jusqu’au pape,
d’échapper aux contrôles de l’Église, d’éviter d’être trop durement condamnés,
d’échapper à l’exécution des sanctions et de parvenir à se faire réhabiliter, non
seulement dans l’opinion mais officiellement par l’Église hiérarchique.
Quatrièmement, des personnalités qui, toutes, ont bénéficié d’une réputation
de sainteté ; des personnages aux fonctions universitaires ou politiques de
premier plan ; de grandes figures qui ont été, d’une manière ou d’une autre,
des fondateurs suivis par des milliers de personnes de tous âges qui les
considéraient comme des « saints », des « maîtres » et des « pères ».
Cinquièmement, leurs agissements, rappelons-le, ne concernent que des
femmes en général consentantes. Certaines d’entre elles sont clairement sous
emprise mais pas toutes, loin de là, à un degré difficile à apprécier. Quelques-
unes d’entre elles apparaissent même comme des instigatrices nullement
passives, notamment Alix Parmentier. Cette spécialiste du philosophe Alfred
Whitehead et dont la thèse est intitulée : « Whitehead et le problème de
Dieu », fondera les Sœurs Contemplatives de Saint-Jean. Destituée de sa charge
en 2009, renvoyée de la vie religieuse en 2014, elle refonde alors en Espagne
un institut de droit diocésain dénommé Maria Stella Matitudina, où elle
décède en 2016 à 83 ans. Ce serait à son propos que le Pape François, dans
l’avion qui le ramène d’Abu Dhabi, le 7 février 2019, aurait rendu hommage à
son prédécesseur pour avoir « eu le courage de dissoudre une congrégation
féminine où sévissait cet esclavage des femmes, allant jusqu’à l’esclavage
sexuel de la part des prêtres et du fondateur ».
Il faut souligner cependant qu’aucune de ces personnes ne s’est livrée à des
abus de faiblesse sur des mineurs ou sur des handicapés. Les faits incriminés
vont de gestes que l’on pourrait qualifier de « déplacés », à des
comportements explicitement sexuels comme des caresses intimes, voire de
véritables relations physiques, y compris un inceste entre Thomas Philippe et sa
sœur moniale, et même un avortement.
Sixièmement, nous sommes en face d’une secte qui a prospéré dans l’Église.
Un petit groupe d’hommes et de femmes initiés, unis par une doctrine
ésotérique. Thomas Dehau, les Pères Philippe et Jean Vanier sont des as de la
dissimulation qui s’écrivent en langage codé, des manipulateurs hors pair, des
menteurs qui désobéissent à leurs supérieurs et aux autorités ecclésiastiques ;
mais leur force est de se maintenir en apparence sur le fil de l’obéissance, à la
fois doctrinale et disciplinaire, et de développer un enseignement qui séduit les
foules. Il existe entre eux et l’ex-Père Martial Maciel Degollado une grande
différence. Le fondateur des Légionnaires du Christ était un drogué, bisexuel,
pédophile, amant de plusieurs femmes et père de plusieurs enfants, qui a fait
fortune. Mais il n’a jamais développé une doctrine ésotérique et sectaire pour
justifier son comportement ; tout au plus était-ce un cynique. Son
rayonnement personnel s’arrêtait aux limites de la congrégation qu’il avait
créée. Ses livres sont des plagiats, le plus souvent d’une grande indigence. Il a
mené plusieurs vies parallèles grâce à quelques complicités en haut lieu,
jusqu’au jour où il a été pris la main dans le sac : fin de l’histoire ! Les Pères
Philippe, eux, ont marqué plusieurs générations, dans tout une partie de
l’Église, et en particulier celle dite « du Renouveau ».
2 ème Partie : la double doctrine
Ils ont su, avec un art consommé de la manipulation, se débarrasser des
condamnations dont ils avaient fait l’objet au début des années 50. Mais
surtout, ils sont parvenus à prospérer, grâce à leurs talents intellectuels, très
au-delà de leurs propres fondations et à exercer une influence subtile sur
beaucoup d’âmes. Leur enseignement public s’opposait au progressisme
ambiant et ne posait aucun problème au Saint-Office devenu la Congrégation
pour la Doctrine de la Foi. À aucun moment ils n’ont été véritablement mis en
cause pour leur enseignement public en théologie ou en philosophie. Se
réclamant de leur fidélité au Magistère, dans une époque où celui-ci était
attaqué, ils ont donné des milliers de conférences. Ils ont participé à une
multitude de colloques et de rassemblements chrétiens, dans le monde entier.
Ils ont enseigné ou sont intervenus dans les universités les plus prestigieuses.
Jean Vanier a été le chouchou de la presse profane et le Père « Marie-Do »,
celui de la presse catholique. Ils ont visité d’innombrables couvents de
contemplatives auxquelles ils portaient la bonne parole, dirigé des centaines de
moniales malgré les interdictions dont ils avaient été frappés. C’étaient des
vedettes, reçus par les papes, photographiés tous les trois avec Jean-Paul II, de
véritables autorités intellectuelles adulées très au-delà de leurs communautés,
y compris par des évêques et des cardinaux. Par leur charme intellectuel, ils
ravissaient leur public à l’instar d’un Lacordaire, et rassuraient Rome. Un
Lacordaire dont on se souvient qu’il disait « quand je parle, les gens
applaudissent ; quand c’est le Curé d’Ars, ils se convertissent ! »
Leur doctrine publique, autrement dit exotérique, a en effet quelque chose de
très séduisant, en phase avec les difficultés de nombreux catholiques
traumatisés par les bouleversements culturels et le déclin de la civilisation
occidentale. Ils ont touché des chrétiens souvent très instruits dans les sciences
ou les disciplines profanes, ébranlés par le changement des mœurs et dont la
foi avait été très peu ou très mal formée par l’Église.
Mais cette doctrine en apparence conforme à celle de l’Église comporte des
angles morts qui la rendent compatible avec une doctrine ésotérique
clairement hérétique. Leur enseignement public véhicule des virus cachés.
Ceux-ci ont infecté à des degrés divers, celles et ceux qui, pour des raisons
variées, ne disposaient pas de défenses immunitaires suffisantes. Or, faute de
formation chrétienne appropriée, ces défenses n’existent plus chez de trop
nombreux chrétiens de très bonne volonté. Quant au Magistère, il n’avait ni les
moyens ni la volonté de mettre en cause des autorités spirituelles qui ne
critiquaient pas les fondamentaux de son enseignement et qui prétendaient
même les défendre.
Avant d’examiner comment cet enseignement a pu abriter une doctrine
secrète gravement déviante et destinée à un petit nombre d’élus, il faut
brièvement la qualifier. Ils professent en secret une mariologie délirante qui
fait de la Vierge l’épouse du Christ et pas seulement sa mère. Sur ce principe, ils
ont développé, hors des normes morales habituelles, une spiritualité qui
reproduit entre des « élus », des « choisis », des « tout-petits » comme ils se
nomment eux-mêmes, celle qui, selon eux, aurait été faite de relations
incestueuses entre le Christ et sa Mère. Leurs actes vont donc s’inscrire dans
une « liturgie » qui est censée reproduire cet inceste spirituel (en pratique très
incarné pour eux), entre la Mère du Christ et son Fils. Certains textes de
Thomas Philippe et plusieurs témoignages de « partenaires/victimes » sont
sans équivoque à ce sujet. Lors de sa déposition au Saint-Office, en septembre
1950, Madeleine Guéroult déclare : « Il a commencé à me révéler le secret de la
Très Sainte Vierge : à Mater Admirabilis, la Très Sainte Vierge lui avait révélé
autrefois que certaines femmes étaient des images vivantes de la Très Sainte
Vierge et qu’il pouvait avoir des relations d’épousailles mystiques avec elles
comme avec la Très Sainte Vierge, voilà. C’est à ce moment-là qu’il a fait des
gestes osés et il a essayé de passer une jambe entre mes cuisses et ensuite de
passer les mains sur mon sein ». Mais elle résistait « Il m’a dit que j’avais des
pensées trop humaines dans des choses aussi divines, que Notre Seigneur et
saint Jean étaient ainsi à la Cène ». Il lui cite aussi Osée, le sacrifice d’Abraham,
les mystères glorieux ; il invoque la transcendance prophétique de sa mission
par rapport aux normes de la morale ; il lui demande enfin de se lier à lui par un
acte de foi absolue. « Me devinant sans doute en suspens et déroutée, il s’est
alors étendu sur moi, et a prestement et habilement glissé sa main sous mon
corsage pour me saisir les seins tout en faisant une prière à la Très Sainte
Vierge, dont les mamelles avaient allaité le Fils de Dieu… ». Dans son livre
« l’Emprise », Michel-France Pesneau raconte que, dans les années 70, Le Père
« Marie-Do » venait, une fois par mois (sauf l’été !) dans son appartement
parisien. Ils passaient la nuit, à prier sur son lit, nus, étendus l’un contre l’autre.
Le motif profond de ces comportements sexuels n’aurait pas été libidineux,
mais « spirituel » ; du moins c’est ce que disaient les Philippe à leurs
« partenaires/victimes ».
Que les Philippe aient été sincères ou non, une question demeure : comment
des personnes des deux sexes, formées, érudites, licenciées ou docteurs en
philosophie et théologie, lectrices de saint Thomas et des Pères de l’Église, ont-
elles pu se convaincre de ces bobards et surtout en convaincre d’autres dont la
piété était réelle ?
Certains diront : « C’est le démon ! ». Certes, mais comment le démon a-t-il fait
pour les convaincre ? C’est la question.
Il faut d’abord savoir que chez les chrétiens, et souvent chez ceux qui
paraissent les meilleurs jusqu’à se considérer comme une élite, il existe depuis
l’origine une tentation récurrente de s’affranchir, au nom de la plus haute
spiritualité et des aspirations à la sainteté, de la théologie et de la morale
banales enseignées par le Magistère (cf. la crise du quiétisme qui vaudra à
Fénelon d’être condamné). Cette tentation se donne, tantôt comme un retour
aux sources, (comme la crise des « franciscains spirituels » qui va, grosso modo,
du début du XIIIème siècle au début du XIVème siècle), tantôt comme une
réponse aux défauts de l’Église et à ses lacunes (crise intégriste), tantôt comme
une réponse à des besoins nouveaux (crise moderniste). Cette tentation peut
aussi se présenter comme une explication nouvelle et inspirée par l’Esprit Saint,
un déploiement doctrinal que la tradition de l’Église n’aurait pas mis en valeur
ou pas suffisamment. Un développement qui répondrait soit, à une situation
historique inédite, soit à une étape eschatologique à la manière de Joachim de
Flore. Des « évolutions », des « ouvertures » qui bien évidement se font plus ou
moins hors du cadre du Magistère de l’Église. Il s’agit toujours, pour un petit
groupe, une communauté de privilégiés ou d’élus, de « sauver l’Église »,
comme si elle n’était plus « Le Sacrement du Salut ».
Le « philippisme », c’est un peu tout cela, avec une note eschatologique et
quiétiste assez marquée, à laquelle s’ajoute l’utopie de « sauver l’Église ». Mais
ce qui reste unique dans leur cas, c’est cette doctrine à double face dont les
Pères Philippe et Jean Vanier sont parvenus à se convaincre entre eux et à
convaincre leurs « partenaires/victimes » pourtant formées, en principe, aux
Saintes Écritures et à la théologie.
La duplicité et l’orgueil, associés à des troubles psychologiques, peuvent
expliquer leurs transgressions. Il n’en reste pas moins que ces intellectuels
avaient besoin d’un fil rouge pour établir dans leurs têtes et dans leur cœur un
pont entre des enseignements ésotériques et exotériques contradictoires.
Cette contradiction, ni eux ni leurs « partenaires/victimes », ne semblent l’avoir
vue. Ils ne sont, semble-t-il, pas morts rongés par le remords ou en pleine
révolte comme (dit-on) l’ex-Père Martial-Maciel. Pour justifier une doctrine
qu’ils n’ont jamais explicitement reniée, ils avaient donc leurs raisons. En effet,
pour être invinciblement déformée, la conscience n’en a pas moins besoin
d’une certaine cohérence. Quelle est cette cohérence ?
3 ème Partie : le « philippisme », une voie qui se voulait nouvelle, entre
spiritualité et théologie dogmatique.
Évidement, il est impossible de trouver dans leurs œuvres ou leur travaux un
développement qui expliquerait que les relations sexuelles entre Jésus et Marie
sont compatibles avec le dogme de la Maternité Divine et de l’Immaculée
Conception. Nulle part, ils ne justifient explicitement leur liturgie « érotico-
mystique ». Ils auraient été immédiatement sanctionnés par le Magistère. Il
faut donc chercher les signaux faibles, les non-dits, les angles morts.
Il faut les chercher dans leurs écrits mais aussi dans les témoignages de leurs
« partenaires/victimes », de leurs disciples et parfois même chez leurs
adversaires. Une étude complète reste à faire. Nous n’en donnerons que
quelques pistes, suffisantes néanmoins pour comprendre que le
« philippisme » a ses sources dans un quiétisme qui est lui-même une
dénaturation de l’école française de spiritualité, ainsi que dans des positions
métaphysiques combattues par saint Thomas et qui proviennent d’une lecture,
en partie mal comprise, de saint Bonaventure. Vue comme cela, « l’affaire »
remonte donc plus loin qu’aux causes psychologiques ou sociologiques. Porté
par de grands intellectuels, cet enracinement intellectuel et spirituel va donner
au « philippisme » sa force et son attrait.
Commençons par les signes qui témoignent de leur approche de la
métaphysique. Puis nous examinerons les indices que révèle leur conception de
la morale.
A. Une métaphysique du « toucher »
Bien qu’officiellement thomistes, ils sont manifestement inspirés par une sorte
de mysticisme ou d’intuitionnisme, un « bonaventurisme » mal compris. Selon
celui-ci, pour atteindre Dieu, il faudrait se débarrasser de notre esprit, du
sensible et de l’intellect. Le « métaphysicien » arriverait ainsi à l’extase hors de
l’espace comme du temps. L’assistant du Père Marie-Dominique Philippe à
Fribourg, José Lorité (dont j’ai suivi les cours à la Faculté Libre de Philosophie
Comparée), parlait, à la suite du père « Marie-Do », d’un « tigen (un toucher)
post-adéquatif du Noûs ». Le Noûs est, en philosophie grecque et selon les
auteurs anciens, la raison universelle de toute chose, l’Intellect illimité, le
Premier principe, la cause motrice de tout l’univers, la substance en acte
parfait, pensée de sa pensée etc. Derrière la cuistrerie évidente de la formule,
José Lorite (3), à la suite du Père « Marie-Do », expliquait que cette « saisie »
immédiate écarte, quand elle se produit, toute espèce de logique, et dispense
de tout effort rationnel. Le Père « Marie-Do » expliquait lui-même qu’en
métaphysique, il fallait s’affranchir de toute méthode. Reprenant la
comparaison de la fable de Jean de la Fontaine, il fallait, je cite : « être les loups
de l’intelligence et non les chiens qui portent le collier de la méthode ». Il
enflammait ainsi certains étudiants et étudiantes. Mais le surréalisme en
philosophie ne nous attirait pas tous, et il en résulta une crise grave entre ceux
qui suivaient le Père Marie-Dominique Philippe et ceux qui estimaient que son
enseignement en métaphysique était de la belle rhétorique sans grande valeur
sur le fond.
Cela dit, l’enseignement du Père « Marie-Do » et de son assistant s’inscrit dans
un courant très ancien. Chez saint Bonaventure, on trouve des propos qui
peuvent conduire à ce genre de position : « Pour la recherche spirituelle, la
nature ne peut rien et la méthode peu de choses. Il faut accorder peu à la
recherche et beaucoup à l’action. Peu à la langue et le plus possible à la joie
intérieure. Peu aux discours et aux livres et tout au don de Dieu, c’est-à-dire au
Saint-Esprit. Peu ou rien à la créature et tout à l’Être créateur : Père, Fils et
Saint-Esprit. » (Saint Bonaventure : Itinéraire de l’esprit vers Dieu).
Mal interprété -car saint Bonaventure parle ici de la vie spirituelle selon la
grâce et non de la métaphysique selon l’exercice de la raison-, ce genre de
proposition peut en effet conduire à une sorte de mysticisme philosophique.
Dans le cadre d’un aristotélisme apparent et d’un soi-disant thomisme
rassurant, il semble bien que les Pères Philippe soient tombés très tôt dans ce
piège, sous l’influence d’Hélène Claeys, la mystique cachée, et de leur oncle
Thomas Dehau. Les documents d’archive que cite le rapport de Tangi Cavalin
en témoignent à plusieurs reprises. Par exemple, un certain Père Deman note
dans son journal personnel : « Le Père Thomas Philippe a connu depuis 5 ou 6
ans qu’il enseigne un gros succès, que j’appellerais un succès d’affection. Il est
charmant. Il est intuitif, ardent, et il jouit aussitôt d’une réputation de grand
métaphysicien. Il est pieux, il est classé, à bon droit, comme mystique. Bref, il
exerçait sur nombre de jeunes étudiants et sur quelques autres un attrait
puissant » (P257) ; et le Père Deman ajoute que « comme professeur, il exposait
ses pensées, ses intuitions, avec fougue, et c’était beau, saisissant, irrésistible, à
des esprits sans critique : mais il y avait là sans doute des idées à reprendre… et
de plus un manque complet de pédagogie et de saine méthode, comme aussi de
culture philosophique. On ne forme pas de jeunes esprits avec des jets
brûlants » (P258)
Tangi Cavalin note, de plus, que « comme auteur dans les revues de la maison
et surtout comme enseignant, il se soucie peu d’apporter sa pierre à l’édification
d’une école de théologie soudée par un effort intellectuel organisé autour d’un
programme commun ». (A noter que les rares articles que le Père Thomas
produit dans les revues thomistes (Revue des sciences philosophiques et
théologiques et Bulletin thomiste), sont, comme par hasard, une recension de :
Métamorphoses et symboles de la libido de Carl-Gustav Jung et des articles aux
titres évocateurs mais assez peu thomistes : « Contemplation mystique et
mystère de la création » en 1934 et l’année suivante « L’intelligence, mystère
de lumière ».
Lorsque le Père Thomas Philippe quitte le Saulchoir, le Père Deman s’en réjouit
en ses termes : « Ce n’est pas une grande perte…Il répugnait par le fond de sa
nature au rationalisme un peu laborieux et lent, mais combien plus sûr ! qui doit
rester la marque de cette maison. Je l’ai toujours jugé à ce titre comme un
dissident et comme une quantité troublante. J’imaginais l’émoi et la colère d’un
Père Roland-Gosselin devant cette philosophie qui traduisait les besoins d’un
tempérament mystique – et puissant en son genre – beaucoup plus que les
enseignements de saint Thomas. Je me rappelle une promenade de l’an dernier
où le Père Féret rapportait un jugement très sévère du père Mandonnet sur
notre jeune Philippe et ses succès. Le Père Mandonnet voyait dans cet esprit la
permanence d’une tradition, dont le Père Dehau, l’oncle, avait été un champion,
que le Père Gardeil avait éliminée, sur la défaite de laquelle le Saulchoir a pu se
bâtir, mais dont les résurgences sont toujours à craindre : une tradition où l’on
confond les genres, et où l’on prend pour de la haute intelligence la licence
qu’on se donne de concevoir des pensées ou passe ce qu’on a dans le cœur. » (p.
259 : cf. journal du Père Deman)
Un témoignage identique est donné par le Père Chenu, dans une lettre qu’il
adresse au provincial en 1943. Même si le Père Chenu ne peut pas être
considéré comme un thomiste de stricte observance, ses observations n’en ont
que plus de prix : « Thomas Philippe fit une série de cours sur la « présence »,
comme moyen d’accès à la réalité, connaissance par contact, hors les voix de la
raison abstraite et dialectique… Dans un cours ultérieur à la faculté de
théologie, sur la création, le Père Thomas Philippe développa une doctrine où
l’analyse du « mystère » de l’être et son « expérience » psychologique et
métaphysique s’énonçait en des formules inhabituelles, susceptibles d’un sens
panthéiste, ce qui amena quelques incidents pénibles aux examens. » Et Il
ajoute, rappelant l’article publié en 1935 sur « L’intelligence, mystère de
lumière », par le père Thomas, « le Père Philippe présente une théorie ultra
mystique de la connaissance métaphysique, saisie de l’être par motion gratuite
de Dieu, au-delà de tout objet créé dans l’exercice d’une sensibilité spirituelle ;
et notre maître, le Père Mandonnet, trouva cette théorie bien plotinienne pour
un thomiste ». (cité page 260)
Ces jugements sévères ne sont pas contredits par les déclarations que fera le
Père Thomas Philippe devant le Saint-Office. Reconstituant son parcours, il
déclare en effet : « Ma première formation de 1923 à 1931 fut consacrée à une
étude très ardente de la philosophie et de la théologie scolastique avec une
réelle piété et un désir de vie intérieure, mais sans grâce d’ordre mystique
proprement dit. Puis de 1931 à 1938, grande activité théologique et
apostolique, avec des grâces de recueillement passif, allant je crois jusqu’à la
quiétude, de plus en plus fréquente. Vie intérieure assez intense, très simple à
l’école du Sacré-Cœur et de la très sainte Vierge Marie, me préservant de la
séduction des courants modernes que j’affrontais seul alors pour la première
fois comme jeune professeur de philosophie au Saulchoir. Dès ce moment j’avais
la perception très forte que cette vie intérieure était indispensable pour moi,
pour ne pas tenter des compromis (sous prétexte de synthèse) avec la pensée
moderne personnaliste et existentialiste qui se formait alors » (CDF,
(Congrégation pour la Doctrine de la Foi), « Rapport d’archives. Le cas du
révérend père Thomas Philippe op », p 2)
Cette tendance à rendre la vie intellectuelle, la philosophie et la théologie
entièrement subordonnées aux élans intimes de la mystique est le contraire du
charisme dominicain, comme le note le Père Gardeil : « Chez nous, dans
l’Ordre, l’intellectuel garde le spirituel ».
Un autre témoignage d’un dominicain qui a quitté l’ordre en 1971, rapporté par
Tangi Cavalin, va dans le même sens. Il ne s’agit plus du Père Thomas mais du
Père Marie-Dominique Philippe, alors maître des étudiants. Les faits se
rapportent à l’année 1941. Le postulant hésite. Le Père Marie-Dominique
Philippe le pousse à entrer dans l’Ordre. Voici ce que cet ancien dominicain
écrit : « Les 6 mois qui ont précédé mon entrée chez les dominicains ont été bien
étranges. Ça aurait dû être une période exploratoire et d’études objectives
d’une réalité que j’ignorais totalement. En fait, sous l’influence du Père Marie-
Dominique Philippe, c’est devenu une aventure mystique à base de Tauler
(grande figure de la mystique rhénane au XIVe siècle), et de néoplatonisme
qu’on m’affirmait être surnaturelle et signe de vocation alors qu’elle était
naturelle et névrotique. Longtemps après, j’ai pu reproduire ces états à volonté
et ils sont assez voisins de ceux décrits par les drogués actuels. Cette aventure
augmenta mon attirance pour un genre de vie qui m’ouvrait la voie à de tels
états, mais curieusement ma foi ne fit aucun progrès et la question
fondamentale de savoir si je pouvais adhérer avec mon esprit à l’Église resta
totalement sans réponse et je restais toujours aussi méfiant et anticlérical. Si
bien qu’au bout de quelques mois, toujours pris entre une attirance de ce que je
croyais être la vie religieuse et une répulsion de la vie sociale, je n’avais pas
avancé d’un pas pour trouver des motivations raisonnables à un choix qui
psychiquement était engagé. C’est devant cette incapacité totale à me décider
que je demandais au père Marie-Dominique Philippe ce que je devais faire et
qu’il me dit que j’avais la vocation et que je devais me faire dominicain. Puisque
j’étais incapable de choix j’ai suivi le conseil en pensant que l’Ordre avait
l’expérience et la raison pour lui » (L’Affaire, p. 263).
Comme le remarque Tangi Cavalin, la métaphysique des Pères Philippe
détermine leur jugement ainsi que leur comportement moral et religieux : « Ce
qui attire l’attention dans ce témoignage, c’est la focalisation de Marie-
Dominique Philippe sur l’expérience pulsionnelle qualifiée de mystique comme
critère de certification de la vocation » (p. 262) ; et il ajoute un peu plus loin :
« Le genre de vie dominicain dans ce témoignage, est réduit à un simple
dispositif d’expérimentation compulsive d’une extase. Aucune adhésion aux
autres éléments d’identification de l’Ordre et de l’Église n’est requise, c’est
l’expérience individuelle qui certifie puisqu’elle indique la capacité du jeune
homme à se transporter hors d’atteinte de “la vie sociale”. L’Ordre est considéré
comme un lieu privatisé, sans foi ni règles, ou l’excellence religieuse peut se
vivre en rupture avec le monde extérieur. On atteint dans ce récit de vie une
conception pratiquement rationalisée de l’usage des pulsions individuelles au
service de la vocation. Loin d’être saisi par l’unité de la forme de vie dominicaine
(prédication, vie communautaire, étude, liturgie), dans cette manière d’agir,
c’est le jeune homme qui se saisit de ce qui lui permet d’assouvir ses besoins
dans ce genre de vie, sous la direction de son interlocuteur » (L’Affaire, p.263).
Ainsi, dans la direction spirituelle de ce jeune postulant, se retrouve le même
schéma intellectuel que dans les positions métaphysiques des frères Philippe. Il
leur vient d’Hélène Claeys et de leur oncle le Père Dehau. Des disciples du Père
Marie-Dominique Philippe en donnent à leur insu des témoignages qui vont
dans la même direction. Par exemple, cet étudiant qui se posait la question de
faire des vœux dans la communauté Saint-Jean mais qui avait un problème,
disait-il, avec le vœu d’obéissance. Quand il en parlait au Père Philippe, celui-ci
lui répondait que « l’obéissance était quelque chose qui n’était pas sous peine
de péché, que c’était quelque chose de souple » (4). De fait !
Ainsi, les dérives morales des Pères Philippe s’enracinent dans un courant
métaphysique très particulier qui, en dépit des apparences ou de l’habillage,
n’est nullement thomiste.
B. Une double moralité
Jean Vanier, qui a consacré une thèse sur la question du bonheur chez Aristote,
l’illustre peut-être mieux encore que ses maîtres. Le rapport de l’Arche établit
sans équivoque que Jean Vanier les a suivis, y compris dans leurs déviances
sexuelles. Mais Jean Vanier a écrit une thèse, et pas sur n’importe quel sujet :
« Le bonheur, principe et fin de la morale aristotélicienne ». La morale
d’Aristote est, en effet, une morale du bonheur qui éclaire et finalise tout l’agir
humain. Saint Thomas intègre les principes du Stagirite dont il commente
l’éthique dans la vision plus vaste de la Béatitude et du Salut. Or rien n’est par
principe plus exotérique et technique qu’une thèse. Elle reflète la pensée de
Jean Vanier mais peut-être plus encore celle de Thomas et Marie-Dominique
Philippe qui l’ont dirigée en secret. Ce travail va le façonner pour toute sa vie.
Dans « Le goût du bonheur », un petit livre publié en 2000, (5) il écrit : « Cette
recherche sur le fondement de la morale aristotélicienne m’a beaucoup éclairé
et m’a aidé à saisir le lien entre la morale, la psychologie et la spiritualité » (Le
goût du bonheur, p.14)
Cette thèse de 400 pages sera publiée en février 1965 avec des corrections et
des ajouts qui avaient été prudemment expurgés de la version universitaire, sur
les conseils de son directeur de thèse, l’abbé Lallement professeur de
métaphysique à l’Institut Catholique. Le jury auquel participaient des sommités
de l’Institut Catholique de Paris et de la Sorbonne, dont Etienne Gilson (5),
aurait pu tiquer. La lecture comparée des deux textes est, en effet, très
révélatrice de la pensée secrète du petit groupe des trois dont l’auteur officiel
est Jean Vanier. Le chanoine Lallement lui a suggéré, en particulier, de
supprimer sa conclusion sur les liens entre la morale d’Aristote et la morale
évangélique. Il lui a fait remarquer que cette conclusion situerait sa recherche
sous la lumière de la théologie qui relève d’une tout autre méthode que celle
de la philosophie. Les lettres qu’ils ont échangées prouvent que le Père Thomas
Philippe tenait pourtant beaucoup à ces pages. Mais ce n’est pas un hasard.
Sans entrer dans trop d’explications à caractère technique, Jean Vanier conclut
sa présentation de soutenance en disant : « La morale d’Aristote, une morale
de la raison, une morale de la loi naturelle, a certes ses limites et ses lacunes ;
mais celles-ci, croyons-nous, viennent en définitif de ce que, de fait, l’homme
n’a pas été créé pour la contemplation philosophique ou pour des activités
purement morales mais qu’il a été fait pour devenir un enfant bien aimé de
Dieu ; pour vivre par la grâce de l’amour divin lui-même. Aristote ne pouvait
concevoir l’immensité de la miséricorde de Dieu » C’est du Philippe sinon dans
le texte du moins dans l’esprit.
Comme le fait remarquer Florian Michel dans le document de l’Arche, c’est une
« conclusion très étrange, en vérité, en ce qu’elle est complètement décalée par
rapport à l’objet même (la morale d’Aristote) et par rapport à la méthode
philosophique elle-même » (Rapport de l’Arche, p. 174). Une conclusion, qui
peut-être, ne vaudra pas au doctorant la mention « excellente », mais
seulement « honorable ».
Jean Vanier dans la publication qu’il en a faite revient sur les pages suggérées
par le Père Thomas Philippe. Pour comprendre à quel point elles sont
révélatrices de la morale des Philippe, il faut savoir que, pour Aristote, le
bonheur se définit comme « l’opération selon la vertu dans la vie parfaite ». La
vie parfaite pour Aristote est la vie contemplative, elle nécessite des biens tant
matériels que moraux. La fin inclut donc tout l’ordre des moyens, et ces
moyens sont en particulier les vertus et l’amitié. Évidemment le chrétien ne
peut se contenter de cette définition très élitiste, lui qui est appelé par grâce à
la béatitude éternelle, à cette contemplation de Dieu, et à cette « frutio Dei »
comme dit Saint Thomas dans le De Regimine. Terme difficilement traduisible
mais qui évoque cette « saveur » de Dieu.
Voici ce que Jean Vanier écrit prudemment dans sa présentation, sous forme
de question et dans un style allusif et un peu compliqué : « Ne faut-il donc pas,
pour saisir d’une façon profonde, au plan des principes, les limites de la morale
aristotélicienne, considérer ces limites, non par rapport à une morale qui veut
demeurer sur le seul plan de la raison naturelle (tout en puisant néanmoins son
inspiration dans l’Évangile et les écrits des saints sans toutefois expliciter le
mystère propre de la foi), mais par rapport à la morale chrétienne elle-même ?
Mais on ne peut parler de la morale chrétienne sans parler de ce qui lui est
essentiel – et qui est mystérieux – à savoir le don de l’Esprit-Saint à chaque
chrétien, au moment du baptême, don qui oriente, à travers la Croix et la mort
du vieil homme, vers une union toujours plus totale à Jésus, l’unique Sauveur de
l’humanité. Réduire le christianisme à une simple aide pour la pratique de la
vertu et de la loi naturelle, c’est le tronquer profondément. Mais faire intervenir
des données de foi et des mystères qui dépassent la raison philosophique et qui,
selon les termes mêmes de saint Paul, peuvent paraître folie aux Grecs, n’est-ce
pas quitter le domaine propre de la philosophie morale ? C’est précisément pour
cette raison que nous avons décidé de remettre à plus tard cette comparaison
entre la morale aristotélicienne et la morale chrétienne ».
On retrouve ici le schéma que nous avons évoqué à propos de la métaphysique.
Comme le remarque très justement Florian Michel, pour Jean Vanier, « la
morale chrétienne n’est pas la morale naturelle. L’Évangile n’est pas d’abord le
rappel d’exigences morales et religieuses, mais d’abord l’invitation à entrer
dans l’intimité divine ». Il existe la même rupture que dans la métaphysique du
Père Marie-Dominique Philippe. Jean Vanier passe sans médiation de la morale
naturelle à une « morale mystique » qui n’est pas fondée sur la raison. Il
suggère que cette morale mystique n’est fondée que sur les dons du Saint
Esprit et sur l’union totale au Christ. C’est l’inverse de l’enseignement de saint
Thomas et de l’encyclique Fides et Ratio. Comme le note encore très justement
Florian Michel. : « Pour saint Thomas, la surnaturalité de la foi ne fait
cependant que rendre plus fortes les exigences de rationalité et de moralité »
(Rapport de l’Arche, p. 177). L’Église n’a jamais enseigné que la grâce abolissait
la nature ou pouvait s’en passer. Si c’était le cas, tout l’ordre des vertus
disparaîtrait.
Les 80 pages intitulées « Les limites de la morale d’Aristote par rapport à la
morale de l’Évangile », que son directeur de thèse lui a fait retirer, contre l’avis
de Thomas Philippe, ne font que confirmer cette rupture. La Commission de
l’Arche, qui les a retrouvées dans les archives des Petites Sœurs de Thomery,
en reproduit des passages significatifs. Il existe bien, pour Jean Vanier « deux
moralités distinctes ». Dans la seconde « L’Esprit-Saint peut, suivant ses bons
plaisirs, et normalement quand ni la loi positive, ni l’obéissance, ni la raison
humaine ne peuvent discerner la règle à suivre, inspirer directement au chrétien
des paroles (la prédication), et des œuvres extérieures… La morale chrétienne
est une morale du bon plaisir de Dieu, qui implique du côté du chrétien une
fidélité profonde au choix et à la prédilection de Dieu ». Jean Vanier et les
Philippe avaient-ils conscience d’être beaucoup plus proches d’Ockham ou de
l’islam que de saint Thomas et de l’enseignement de l’Eglise ? Pour Ockham, le
bien n’est pas, comme pour Aristote, « ce que toute chose désire ». Il émane
directement de la volonté divine. Mais cette volonté n’est tenue par rien ni par
aucune loi, fût-elle divine. Elle est arbitraire. La volonté divine, en raison de sa
toute-puissance, n’est pas ordonnée par sa sagesse. Elle peut faire qu’une
chose bonne devienne mauvaise et une mauvaise, bonne. Elle peut faire qu’un
homme qui devrait être sauvé ne le soit pas et réciproquement, comme
l’affirmeront dans la même ligne et à la suite de Luther certaines confessions
protestantes. De cette conception de la toute-puissance de Dieu sont sorties
les morales de l’obéissance et en politique la conception de la souveraineté
absolue du monarque ou du peuple ; mais aussi les morales élitistes, les
morales par-delà le bien et le mal, qui se veulent issues d’une révélation
particulière.
Il y a donc, pour revenir à Jean Vanier disciple des Philippe, deux voies : l’une
commune, celle de « la morale juive », pratiquée par beaucoup de chrétiens,
l’autre, celle des « humbles », des « tout-petits », des « choisis », celle de ceux
qui renoncent au monde ; une morale « du bon plaisir de Dieu » qui se déploie
hors de toute rationalité humaine.
L’ordre et la pratique des vertus (les œuvres) cessent donc d’être nécessaires
pour le bonheur et la béatitude. Sous un habillage aristotélicien et thomiste,
c’est tout le contraire de l’enseignement de l’Église. Mais il y a plus grave. Cette
morale « mystique », « charismatique » diront certains, au-delà du sens
commun du bien et du mal, permet de changer totalement la qualification
morale d’actes que la morale traditionnelle, « juive », interdit. Quand on se
sent soit même un « tout-petit », quand on prend ses états de conscience, ses
élans mystiques, ses sentiments, ses intuitions, et pourquoi pas ces locutions
intérieures, pour la réalité d’une relation « mystique » à Dieu, cette morale
permet tout ou presque, même une relation incestueuse avec sa sœur, même
un avortement auquel on donne un sens « mystique », comme en témoigne
formellement le Père Guérard des Lauriers, professeur au Saulchoir.
Une ultime question
Il existe donc dans le « philippisme » une forme de cohérence. La doctrine
cachée, ésotérique, des Dehau-Philippe assortie de sa « liturgie » mystico-
érotique n’est pas totalement en contradiction avec leur doctrine publique,
exotérique. Celle-ci permet la première, et leur doctrine cachée peut
s’emboiter dans leur enseignement public.
Une question risque de rester sans réponse. Est-ce leur doctrine ésotérique qui
les a conduits à des comportements contraires au vœu de chasteté et plus
largement à la morale, ou sont-ce leurs pulsions érotiques plus ou moins
conscientes et dévoyées qui les ont conduits à cette doctrine ? Le troisième
frère Philippe, qui était lui aussi dominicain, est sorti de l’Ordre à sa demande
et s’est marié car il ne parvenait pas à vivre le vœu de chasteté. Mais il n’a
jamais été réputé pour ses qualités intellectuelles. Cela tendrait à prouver qu’il
y avait un refoulement sexuel chez certains membres de la famille Dehau-
Philippe et que les plus savants d’entre eux l’ont assumé intellectuellement,
consciemment ou non, dans une doctrine déviante.
Quant aux victimes féminines, plus ou moins consentantes, il est certain que
leur absence totale de connaissance de la vie affective et de la sexualité, ainsi
qu’un rapport au corps et au plaisir extrêmement janséniste ne leur
permettaient pas de discerner clairement ce qu’il pouvait y avoir de déviant
dans les propositions des Pères Philippe.
Il y avait donc d’un côté des intellectuels très cultivés et extrêmement formés à
la dialectique, et de l’autre des femmes bien moins formées et totalement
ignorantes dans l’ordre affectif et sexuel. À noter cependant que les plus
compétentes d’entre elles en philosophie et en théologie ont été les plus
consentantes et les plus instigatrices.
Ces remarques tendraient à prouver que le « philippisme », dans sa version
ésotérique comme dans sa version exotérique, non moins que les pulsions qui
ont habités ses protagonistes, est une cause dispositive qu’il est impossible
d’éliminer. Ainsi, le « philippisme » peut être vu comme la conjugaison de
problèmes psychopathologiques et d’une doctrine savante dont la partie
« officielle » ouvre la porte à une doctrine « intime ».
Quant à savoir ce qui est premier, de la dimension affective et sexuelle ou de la
doctrine, cela relève du secret des cœurs et le jugement ne nous appartient
pas. Pour les uns, sera premier le dévoiement moral pour cause de désordre
psycho-sexuel habillé de justifications « mystiques » qui devaient rester
nécessairement ésotériques. Pour les autres ce sera la dérive intellectuelle née
d’une influence gravement néfaste de l’oncle Dehau conditionné par Mme
Clayes, dérive qui s’est ensuite exprimée concrètement en actes, tout en
restant occulte par orgueil élitiste.
Ce qui est certain, c’est qu’ils ont effectivement construit une « vertu » pour
« initiés » à leur propre profit et au profit de ceux qui s’y sont laissé prendre ou
qui y ont aussi vu leur intérêt.
Le « philippisme » peut ainsi être regardé comme une maladie de l’âme qui se
donne des habits de lumière. Le Covid atteignait principalement les personnes
les plus âgées ; celle-ci atteint les meilleurs en priorité. Mais elle est plus
répandue qu’on ne le croit. Beaucoup en sont porteurs asymptomatiques. Tous
ceux qui ont abandonné la devise un peu lourde mais tellement sage des
bénédictins « Ora et Labora » sont en danger.
Une doctrine bien de son temps
Le Philippisme apparaît ainsi en phase avec son époque. Il s’est développé à
une époque où l’Eglise était en butte à la modernité et particulièrement à la
révolution sexuelle. C’est l’époque où Pie XII, puis Paul VI condamnent l’usage
de la pilule contraceptive. C’est aussi celle où les grands Ordres intellectuels,
les dominicains et les jésuites, sont en crise doctrinale. Or les Philippe, par
tradition familiale, ne peuvent pas suivre les Pères Chenu ou Congar sur la voie
d’un progressisme social ou d’une remise en cause presque à angle droit de la
mariologie. Ils vont donc chercher une voie nouvelle qui reste apparemment
fidèle à l’enseignement traditionnel de l’Eglise, mais qui s’ouvre – selon le mot à
la mode au temps du concile – aux aspirations contemporaines, en particulier
dans le domaine sexuel.
Poussés, comme beaucoup de leurs contemporains, par des pulsions sexuelles
qu’exacerbe le climat d’érotisation de la société de consommation, coincés par
leur cadre familial et des vœux religieux contraignants, ils vont dépasser, en
réalité transgresser, l’ordre morale traditionnel, la « morale juive », selon Jean
Vanier, et l’assumer dans un élan mystique. Dans la mesure où leurs intentions
sont, devant Dieu et leur conscience, assez pures, assez élevées, ces hommes
et ses femmes, qui se considèrent eux-mêmes comme des « touts petits », en
viennent à identifier vie sexuelle et vie contemplative. La vie sexuelle devient,
ainsi, pour eux, de sa nature, une nouvelle imitation de la vie divine. Cela peut
paraître loufoque. Cela ne l’est peut-être pas autant que cela. En effet, si l’on
veut déplacer, pour des raisons, évidemment libidinales, les critères du bien et
du mal dans le domaine sexuel, tout en restant « pieux » et conforme
extérieurement aux critères traditionnels de la sainteté, la doctrine des Pères
Dehau et Philippe, inspirée par Hélène Claeys, a une certaine forme de
cohérence.
Le secret de leur séduction se trouve, peut-être, dans cette capacité de se dire
tout à la fois saints (dans l’intention), tout en étant dysfonctionnels (dans les
actes). Une sainteté qui rassure leur public bourgeois mais qui s’accorde au
monde nouveau de la libération sexuelle. Regardée sous cet angle, « l’affaire »
Philippe apparait alors bien comme une tentation commune aujourd’hui. Dans
un sens, les Philippe et Jean Vanier peuvent même apparaître comme les
précurseurs des voix que l’on entend monter dans l’Eglise d’Allemagne et dans
bien d’autres lieux, y compris à Rome. Jean Paul II, avec son enseignement sur
la théologie du corps et avec les encycliques Fides et Ratio et Véritatis Splendor,
a tenté, à sa manière, d’apporter une réponse aux dérives actuelles. Jusqu’ici, il
ne parait pas avoir été entendu d’un large public. Mais il reste, avec Benoît XVI, un phare dans la nuit actuelle et l’Eglise a toujours su surmonter toutes les
crises et les affaires les plus graves.
Thierry Boutet
19
Note 1 : « Emprise et abus », enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et
l’Arche (1950-2019) ; commission d’étude mandatée par l’Arche internationale.
Janvier 2023.
« L’affaire », les dominicains face au scandale des frères Philippe, Tangi Cavalin
éditions du Cerf, février 2023.
« L’affaire : le scandale d’une nouvelle spiritualité « érotico-mystique » Aline
Lizotte, SRP.
« L’affaire Philippe (suite), sous le « patronage » de Mater Admirabilis, la
naissance d’une nouvelle morale sexuelle ? » Aline Lizotte, SRP.
Note 2 : Note 2 Carnets personnels de Maritain 30 aout 1949, cité p.277 dans
« L’affaire », l’enquête des dominicains
Note 3 : Jose Lorité-Mena est né le 13 janvier 1945 à Arjona, Jaen, Espagne. Il
est licencié de l’université de Fribourg, (Suisse) où enseignait le père Marie
Dominique Philippe ; docteur en philosophie de l’université de Fribourg (1974),
Assistant du Père Marie Dominique Philippe de 1970 à 1974, Visiteur de
l’université d’Oxford de 1975 à 1977, Professeur Universidad de los Andes
(Colombie) de 1978 à 1986, Professeur à l’Universidad de Murcia ( Espagne). Il
est remarié à Danielle Reggiori, une ancienne élève de la Faculté Libre de
Philosophie comparée qui a quitté la faculté parisienne en seconde année pour
le suivre à Oxford. (https://prabook.com/web/jose.lorite-mena/3455853)
Note 4 : Note (https://www.youtube.com/watch?v=Emk-8p0DXjw)
Note 5 : Le goût du bonheur – Au fondement de la morale avec Aristote, Presses
de la Renaissance, 278 p.
Note 6 : thomiste très connu, Professeur à la Sorbonne, Directeur d’études à
l’école pratique des hautes études religieuses et célèbre pour son ouvrage
intitulé : Le Thomisme ».