Après les récentes publications, le moment est venu de tenter une synthèse sur une relique qui fait couler beaucoup d’encre et suscite de nombreux débats : le linceul de Turin. Elle constitue un témoin qui s’adresse spécialement à notre temps et elle nous donne l’occasion d’affronter un autre sujet d’actualité, souvent mal compris, celui des rapports entre science et foi.
Une précision terminologique s’impose au préalable : pour parler de la relique de Turin, il faut employer le mot “linceul” qui désigne le drap dans lequel on enveloppe un mort avant de le mettre en sépulture. Le mot “suaire” doit être réservé au linge qui, dans certains rites funéraires, sert à essuyer le visage du mort et, le cas échéant, le recouvre. La relique de Turin est un linceul ; aux particularités si étranges que, depuis plus d’un siècle, il fait l’objet d’études plus vastes et plus approfondies qu’aucun autre objet antique.
La présente synthèse s’en tiendra à l’essentiel. Elle se présente en quatre parties : après avoir traité la question historique, nous aborderons les aspects scientifiques ; entrant ensuite dans le cœur de la problématique soulevée par le linceul de Turin, nous nous interrogerons alors sur la question du témoignage : est-ce un témoin ? de qui serait-il le témoin ? de quoi témoignerait-il ?
1 – Des données historiques maintenant bien assurées
L’histoire du linceul, à partir de sa première exposition à Lirey en Champagne (au sud de Troyes) en 1357, jusqu’à nos jours après son arrivée en 1578 à Turin où il se trouve encore aujourd’hui, est bien connue ; il n’y a pas lieu d’y revenir, sinon pour souligner comment, à deux reprises et de façon extraordinaire, en 1532 dans la Sainte Chapelle de Chambéry et en 1997 dans la chapelle attenante à la cathédrale de Turin, il fut sauvé d’un incendie qui aurait dû le détruire. Ces incendies n’ont pas abimé l’empreinte, mais ont laissé des traces de brûlures et d’eau très apparentes. On note également que depuis 1983, par testament du dernier roi d’Italie Umberto II, il est devenu la propriété du Saint-Siège qui l’a laissé sous la garde de l’archevêque de Turin.
Et avant Lirey ? En 525, un linge mystérieux est découvert dans les murs de la ville d’Edesse, l’actuelle Urfa dans le sud-est de la Turquie, alors capitale du royaume d’Osroène, qui fut intégré dans l’empire romain puis devint vassal de l’empire perse avant d’être conquis par les arabes au VII° siècle. Ce royaume était devenu chrétien dès le II° siècle. Le linge alors découvert était appelé “mandylion” ; il était conservé replié dans un coffret au sommet duquel était pratiqué une ouverture permettant d’apercevoir un visage. Or ce visage, très vite qualifié d’« archeiropoiète » (c’est-à-dire « non fait de main d’homme »), présente une particularité majeure : dès sa découverte, il s’est substitué à toute autre représentation du Christ et est devenu l’archétype que l’on retrouve, y compris dans ses détails, dans toute l’iconographie orientale, jusqu’à aujourd’hui. Or cette image est manifestement semblable à celle du linceul de Turin. Simple coïncidence ?
En 944, à la suite d’une guerre victorieuse contre les Turcs, et après s’être assuré de son authenticité, l’empereur byzantin obtint de l’émir qui régissait Edesse l’échange du “mandylion” contre d’importantes contreparties, témoignant de la haute estime dans laquelle il était tenu. Le “mandylion” fut alors solennellement rapporté à Constantinople, et déposé dans l’église de la Vierge du Pharos où étaient rassemblées les reliques de la Passion que possédaient les empereurs (dont une relique de la vraie Croix et la couronne d’épines). Connu alors sous l’appellation de “syndon” (linceul en grec), il faisait l’objet d’expositions régulières en faveur des visiteurs de marque, et parfois du public. Un manuscrit hongrois du XII° siècle, le codex de Pray, reproduit assez précisément, jusque dans certains détails du tissage et de l’image du supplicié, un linceul qui ressemble fort à celui de Turin : d’où son auteur tenait-il cette image sinon de Constantinople, comme il le dit lui-même ?
En 1204, au moment de la prise de Constantinople par les croisés lors de la IV° croisade, le “syndon” disparut ; jusqu’à ce que ressurgisse le linceul exposé à Lirey 150 ans plus tard. Ce « trou » historique est-il insurmontable ? Beaucoup l’ont pensé et se sont arrêtés là. Beaucoup d’autres ont cherché ; ils ont fini par trouver. Passons sur les nombreuses hypothèses désormais invalidées, notamment celle, fantaisiste, selon laquelle les Templiers s’en seraient emparé pour leurs rites secrets, ou celle, assez répandue et longtemps admise, qui voulait qu’un chevalier croisé l’ait emporté subrepticement, caché à Athènes, puis rapporté en Europe : il y a trop d’invraisemblances et pas assez de documents pour les suivre. En outre, on doit rappeler que l’Église réprimait alors très sévèrement le vol et le trafic de reliques. L’historien Jean-Christian Petitfils[1], au terme d’une démarche minutieuse et documentée, a résolu la question. Le “syndon” est resté à Constantinople, mais prudemment mis à l’abri des regards pour éviter les risques. Les croisés avaient évincé les empereurs grecs et installé un empereur latin ; mais ils ne contrôlaient guère que la ville et les environs immédiats et étaient en bute à leurs adversaires byzantins qui avaient organisé la reconquête. En 1238, l’empereur latin de Constantinople, Baudouin II, perclus de dettes, l’a offert à Saint-Louis en même temps que la Couronne d’épines, moyennant un important soutien financier. On retrouve la trace de ce don dans les archives royales, notamment dans l’inventaire des reliques de la Sainte Chapelle où il figurait jusqu’en 1335. Le linceul n’était pas alors particulièrement vénéré : aux yeux des chrétiens de l’époque, la Couronne d’épine avait beaucoup plus d’importance et de valeur symbolique, alors que l’image du visage qu’il porte était progressivement tombée dans l’oubli : ce n’était plus qu’un “linge” funéraire quelconque. C’est d’ailleurs pourquoi il a ensuite été donné en 1347 par Philippe VI de Valois à Geoffroy de Charny, qui fut son porte-oriflamme, donc titulaire d’un rang égal à celui de maréchal de France, en récompense des éminents services que celui-ci lui avait rendus pendant le siège de Calais, au début de la guerre de Cent Ans, afin qu’il fût exposé dans la collégiale que celui-ci faisait édifier à Lirey, précisément.
Le « trou » médiéval étant désormais comblé de façon décisive, reste le « trou » antique : comment le “mandylion” est-il arrivé à Edesse ? Écartons toutes les légendes où le merveilleux rivalise avec l’invraisemblable, notamment toutes celles qui concernent le mythique roi Abgar. Nous en sommes réduits aux conjectures. Peut-être a-t-il été recueilli par les Saintes Femmes après la découverte du tombeau vide ; puis, lorsque les chrétiens ont fui Jérusalem lors de la grande dispersion de 135 consécutive à la seconde prise de la ville par les romains et à sa destruction complète, a-t-il été emporté à Antioche qui fut, à la fin du I° siècle un centre important de la chrétienté en Orient. Simple hypothèse, plausible mais sans plus.
2 – Ce qu’en dit la science de façon bien établie[2]
L’image du linceul de Turin a été maintes fois reproduite : chacun l’a en mémoire. Est-ce seulement une belle image, une simple “icône”, ou est-ce quelque chose de plus ? et si c’est quelque chose de plus, quoi ? Il faut interroger le linceul lui-même. Or le linceul « parle » ! Et il parle beaucoup !
Il s’agit d’une toile de 4,41 m de long et 1, 13 m de large, en lin, de couleur plus ou moins beige. Le fil a été torsadé en Z, ce qui est inhabituel. Le tissage est en chevrons, tissage complexe à deux fuseaux, dit « 3 lie 1 ». Il porte l’image d’un homme mort. Pour l’ensevelissement, le linceul a été plié dans le sens de la longueur, de part et d’autre de la tête, de sorte qu’on aperçoit la face avant et le dos de l’homme, opposés par la tête. L’image elle-même, de couleur bistre, est peu visible de près : il faut s’en éloigner d’au moins 2 m pour la distinguer convenablement. L’homme représenté est grand (environ 1,80 m), de belle stature, âgé de trente à quarante ans ; il porte une barbe à deux pointes et une natte qui noue ses longs cheveux à l’arrière ; il est entièrement nu, ce qui contrevient à toutes les représentations antérieures à l’époque moderne, et surtout aux représentations religieuses ; les traces de sang sont nombreuses, des caillots s’étant formés sur tout le corps, qui ont imprégné le tissu.
Il s’agit bien de sang. Une contestation s’est élevée dans les années 80 à la suite d’une déclaration fracassante d’un expert américain très connu en tableaux anciens qui affirmait avoir identifié les pigments d’une peinture. De fait, on a trouvé les traces de tels pigments, mais rares et dispersés sur le linceul. À la suite de cette déclaration, des analyses très poussées des marques sanguines ont été réalisées qui ont permis d’identifier la présence de globules rouges et d’hémoglobine humaine, ainsi que celle de produits de décomposition du sang et de sous-produits sérologiques provoqués par un traumatisme violent. Le groupe sanguin a même pu être déterminé : groupe AB+, rare dans nos populations (3%), un peu moins chez les juifs palestiniens (18% de la population).
Mais que nous importe tout cela si le linceul n’est que le produit d’un faussaire médiéval ? N’a-t-on pas procédé à une datation au carbone14 qui aurait réglé la question, en octobre 1988 ? On ne s’appesantira pas sur cette méthode dont on trouvera partout d’excellentes présentations. Qu’il suffise de dire ici, d’une part que la technique habituellement employée, fondée sur une mesure de la radioactivité émise par la désintégration de l’isotope 14 du carbone, est certes fiable, mais d’un maniement délicat en raison du caractère très faible du signal, et qu’elle s’appuie sur des calculs statistiques à partir du comptage des désintégrations, calculs statistiques dont la précision diminue au fur et à mesure que l’on remonte dans le temps et qui aboutissent à des plages plus ou moins larges de probabilité[3], enfin qu’elle nécessite des échantillons qui ne soient pas trop petits et, surtout, qui n’aient pas subi d’altération susceptibles d’avoir modifié leur teneur en isotope 14 du carbone.
L’opération de datation avait été confiée par l’archevêque de Turin à trois laboratoires, à partir de petits échantillons prélevés en bordure, sur les extrémités du linceul. Les résultats publiés par ces laboratoires proposaient une date de confection comprise entre 1260 et 1390. Très vite, cette datation a suscité de vives polémiques, y compris dans le monde scientifique, en raison notamment de protocoles non respectés et d’un choix d’échantillons contestable du fait de leur (trop ?) petite taille et de la localisation de leur prélèvement, là où le linceul avait été le plus manipulé et réparé. En outre, lesdits laboratoires ont longtemps refusé de publier leurs résultats bruts ; et quand ils l’ont fait, on s’est aperçu que ceux-ci étaient beaucoup plus divergents que ce qui avait été annoncé, certains en faveur d’une datation plus ancienne de plusieurs siècles. Sans entrer dans ce débat ni mettre en cause la probité des laboratoires, aujourd’hui cette datation n’est plus considérée comme scientifiquement pertinente : trop de données factuelles la contredisent. Relevons les principales.
Des fibres microscopiques de coton ont été retrouvées dans le lin du tissage. Qu’un métier à tisser utilisé pour diverses fibres successives porte des traces microscopiques provenant de tissages précédents n’a rien d’anormal. Or le coton ne poussait alors qu’en Orient, et les fibres identifiées appartiennent à une variété qui était cultivée notamment en Égypte. En revanche, si le linceul avait été tissé en Occident on n’aurait pas dû en trouver mais plutôt des traces de laine, matériau textile le plus courant. Certes, la laine était aussi largement utilisée en Orient ; mais la loi hébraïque interdisait de tisser fibres d’origine végétale et fibres d’origine animale sur un même métier : on devait faire usage de métiers distincts.
Le linceul contient de nombreux pollens microscopiques piégés dans les fibres, dont beaucoup proviennent de fleurs ne poussant qu’en Orient, en particulier de fleurs spécifiques à la Judée et aux environs de Jérusalem, dont l’éclosion a lieu au printemps.
Enfin, les dimensions du linceul rappelées ci-dessus correspondent exactement à une longueur de huit coudées et à une largeur de deux coudées assyriennes, mesures en usage dans l’Orient antique.
Deux séries de conclusions s’ensuivent nécessairement. D’abord, le linceul a été tissé en Orient, et probablement en Palestine. Or en 525 il avait définitivement quitté cette région ; il est donc antérieur au VI° siècle. Ensuite, alors qu’en Orient aussi on utilisait la laine et sans séparer les métiers, les traces de coton et uniquement de coton, suggèrent que le linceul aurait été tissé dans un contexte juif, selon les normes de la loi juive ; d’où l’on pourrait déduire que son âge serait antérieur à la destruction complète de Jérusalem, donc antérieur à l’an 135 et à la grande dispersion des juifs hors de Palestine qui s’en suivit. Cependant, comme la torsion des fibres en Z et le tissage en chevrons 3/1 étaient inhabituels sur les bords de la Méditerranée orientale mais assez courants dans la région de Babylone où l’on trouvait aussi d’importantes communautés juives, une autre hypothèse est également possible : que le linceul y ait été fabriqué puis importé à Jérusalem. Cette hypothèse n’a rien d’extraordinaire car les échanges commerciaux par les voies caravanières étaient nombreux. Si tel a été le cas, le linceul n’en revêtait que plus de valeur.
L’image de l’homme du linceul demeure incompréhensible :
- Celle que l’on voit naturellement est pâle, peu contrastée, peu nette ; mais en inversant les intensités comme le fait un négatif photographique[4], les parties foncées de l’original apparaissant claires et les parties claires apparaissant foncées, elle change du tout au tout, devenant nette, contrastée, parlante ; elle s’apparente donc à un négatif photographique de sorte que, sur une plaque photographique, elle émerge en positif avec la particularité que l’empreinte apparait alors en clair sur un fond noir (c’est l’image qui est aujourd’hui répandue partout) ; or cette notion de négatif photographique était inconnue avant le milieu du XIX° siècle et n’a été révélée qu’avec les photos réalisées par Secondo Pia en 1898 : ce fut même l’immense surprise causée par ces photographies alors que nul ne pouvait soupçonner une telle image auparavant.
- L’image comporte une autre inversion, entre droite et gauche : sur le linceul tel qu’on le voit, l’image apparait comme en un miroir, ce qui se trouve sur la droite reflétant la partie gauche du corps et inversement (d’où les précautions d’interprétation à prendre quand on regarde le linceul) ; cela est logique puisque l’image se présente comme un projection directe du corps sous-jacent ; lorsque Secondo Pia a pris ses photographies sur des plaques argentiques, la latéralisation de l’image s’est trouvée redressée ipso facto, droite et gauche reprenant leurs positions naturelles comme nous pouvons le constater sur les photos de ce “négatif” du “négatif” qu’est le linceul, telles qu’elles sont aujourd’hui publiées.
- Elle comporte une information tridimensionnelle : l’intensité de l’image varie directement en fonction inverse de la distance entre le corps et le tissu, que ce soit de face ou de dos (sans écrasement pour la partie dorsale), de sorte que plus une partie du corps était éloignée du tissu sur lequel elle s’est imprimée, plus l’intensité de cette impression est faible ; en outre, la projection du corps sur le tissu, d’où est issue l’image, est, non pas dispersée dans toutes les directions, mais orthogonale au corps (comme une projection cartographique) de sorte qu’au moyen d’appareils idoines on est capable de la traduire en relief ;
- Elle ne résulte pas de pigments ou d’un autre artefact dont il n’y a aucune trace significative ; mais d’un brunissement superficiel des fibres de lin par oxydation de leur cellulose.
Encore aujourd’hui, personne n’a été capable de déterminer comment l’image s’est formée sur le tissu, et a fortiori de la reproduire. Il est donc inconcevable qu’un faussaire ait pu la réaliser.
Les tentatives de datation ont repris à partir de 2013 en utilisant de nouvelles méthodes : recherche de la lignine et de la vanilline dans les fibres de lin[5] ; analyse spectroscopique de la cellulose dont la composition moléculaire se modifie au fil du temps[6] ; mesure de l’élasticité mécanique des fibres de lin, élasticité qui se réduit avec le vieillissement. Même si les résultats sont moins précis que ceux du carbone 14 et comportent des plages de probabilité plus larges, ils convergent et tous font remonter l’âge du linceul au Ier siècle. Autrement dit, d’un strict point de vue scientifique, c’est la datation par le carbone 14 qui fait seule contraste avec toutes les autres et qui est réellement problématique. Faut-il la refaire de façon plus rigoureuse qu’en 1988 ? Cela n’aurait probablement pas d’intérêt car on obtiendrait sans doute des résultats comparables : en effet, même en corrigeant les malfaçons de 1988, il est peu vraisemblable que celles-ci aient conduit à une erreur de 1300 ans. Plus utiles seraient de nouvelles explorations par spectrométrie de masse afin de rechercher l’ensemble des isotopes (pas seulement le carbone 14) qui auraient pu se former au niveau atomique dans les fibres du linceul ; recherches qui permettraient sans doute de déterminer d’une part si celui-ci a été “rechargé” en carbone 14 et d’autre part comment l’image s’est formée[7].
Quoi qu’il en soit d’éventuelles nouvelles analyses, au point où sont parvenues les études historiques et scientifiques, la probabilité que le linceul date du Ier siècle de notre ère est supérieure à 99%.
3 – Le linceul de Turin est-il celui de Jésus de Nazareth ?
Incontestablement, le linceul a enveloppé un supplicié qui a été crucifié. Quinze siècles de tradition ininterrompue désignent Jésus de Nazareth ; peut-on s’en assurer scientifiquement ? Nous disposons d’un solide faisceau d’au moins trois indices puissants.
En premier lieu, la qualité même du linceul. Si le lin était un matériau courant, en revanche le tissage en chevrons d’une grande toile très fine, en faisait un produit de luxe, très cher. Qui aurait eu l’idée et les moyens d’envelopper le corps d’un condamné ordinaire, d’ailleurs destiné à la fosse commune, dans un tel linceul ? Ce condamné n’était donc pas un homme ordinaire.
En deuxième lieu, le linceul reproduit précisément toutes les étapes de la Passion de Jésus avec des détails très spécifiques dont certains étaient ignorés jusque récemment : arcade sourcilière tuméfiée et nez cassé à la suite de coups reçus sur le visage (coups portés lors de l’arrestation et au cours de l’interrogatoire chez Caïphe ?) ; forme des plombs fixés aux fouets et nombre de coups (50 à 60, alors que la loi juive interdisait de dépasser 40) qui sont caractéristiques d’une flagellation romaine ; couronne d’épine en forme de casque ; patibulum porté sur l’épaule droite et non une croix entière ; hématomes aux genoux provenant des chutes ; clous plantés à un endroit précis du poignet (espace de Destot) pour supporter le corps en croix ; clou unique transfixant les deux pieds appliqués l’un sur l’autre, pied gauche par-dessus le pied droit, celui-ci étant plaqué en extension sur le stipes. L’exactitude anatomique est telle qu’elle est irrécusable. À ce sujet on doit noter que, sur l’image du supplicié du linceul, les pouces des mains ne sont pas apparents : ils se sont complètement repliés vers l’intérieur par l’effet de la blessure causée au nerf ; or cela, nul ne le savait jusqu’à ce qu’un chirurgien le mette en évidence au XX° siècle.
Un point-clé doit retenir notre attention : le supplicié a subi flagellation et crucifixion. Or la loi romaine ne permettait pas le cumul des deux châtiments[8] : soit le condamné méritait la mort et il était directement envoyé au supplice de la croix (comme le furent les deux larrons qui entouraient Jésus), soit il ne la méritait pas et à l’issue de la flagellation (si sa faute lui valait cette condamnation) il était relâché. C’est ce que Pilate a tenté de faire, jusqu’à ce qu’il cède à la pression en permettant la crucifixion après la flagellation, quitte à violer sa propre loi pénale. Ce cumul explique que Jésus soit rapidement mort en croix, par suite des souffrances intenses qu’il avait endurées auparavant. Voilà pourquoi il n’y a pas eu besoin de lui briser les jambes, contrairement à ce qui s’est passé pour les deux larrons.
En troisième lieu, le coup de lance. Le corps porte la marque d’une blessure infligée au cadavre post mortem. On le sait parce que la plaie est restée béante et que le liquide qui a coulé était constitué d’un mélange de sang accumulé dans le péricarde après la mort, et de sérum provenant de la poche pleurale, et qu’il a imprégné le tissu. Quant à la forme de la plaie, elle désigne une “lancea” romaine. Enfin, le coup a été porté à droite (alors que le cœur est à gauche) mais de biais pour atteindre à coup sûr l’oreillette droite du cœur selon la technique de l’infanterie romaine. Saint Jean l’a exactement décrit dans son évangile.
La convergence des dates et des indices est donc assez forte pour désigner de façon plus que vraisemblable, avec une probabilité qui dépasse maintenant 99,999…%[9], Jésus de Nazareth comme étant l’homme qui a été enseveli dans le linceul de Turin.
Pourrait-on accroitre cette probabilité en rapprochant le linceul de Turin d’autres documents antiques, en particulier d’autres tissus ? Si l’on écarte les faux linceuls qui ont proliféré au Moyen-Âge (quelle que soit la dévotion dont ils ont fait ou font encore l’objet), il y a au moins deux pièces qui pourraient être candidates : le “Suaire” de la cathédrale d’Oviedo (Espagne), qui est vraiment un suaire dont la forme et les dimensions correspondent à un tel usage funéraire, et la “Tunique d’Argenteuil”, tunique sans couture qui aurait constitué le vêtement intime de Jésus. Deux facteurs de convergence existent entre les trois tissus : d’une part leur antiquité car ces deux derniers sont aussi antérieurs au Moyen-Âge, l’existence de la Tunique d’Argenteuil étant attestée depuis l’époque de Charlemagne qui l’avait lui-même reçue de l’empereur byzantin ; d’autre part le sang dont ils sont imprégnés qui est du même groupe AB. Aussi la probabilité que les trois tissus aient des origines étrangères les unes aux autres devient faible. Par conséquent cette triple coïncidence ne peut manquer d’interroger. Peut-être une troisième relique pourrait-elle être aussi candidate : la “coiffe” de Cahors, qui semble avoir été la mentonnière ayant tenu fermée la bouche du cadavre. Cependant, au stade actuel des études et des connaissances, il semble difficile d’aller plus loin ; en particulier, et sans préjudice d’autres avancées scientifiques, la dégradation organique du sang est probablement trop importante pour permettre des comparaisons pertinentes sur l’ADN.
Je laisse de côté les autres découvertes que certains chercheurs pensent avoir faites sur le linceul de Turin à partir d’analyses d’image très poussées, réalisées récemment au moyen d’outils sophistiqués. On pense à la présence supposée de pièces de monnaie (il s’agirait de leptons ayant cours en Palestine au temps d’Hérode Agrippa) qui auraient été décelées sur les yeux ; mais aucun rite funéraire juif ne documente une telle pratique qui, en revanche, est clairement païenne. On pense également aux traces d’écriture qui évoqueraient le “titulum” rédigé par Pilate et placé sur la croix, lequel aurait été enfermé avec le linceul lors de sa récupération et aurait laissé une démarcation fantôme sur le tissu. Pour fascinantes qu’elles soient, alors que rien de la sorte n’est visible à l’œil nu, ces “découvertes” mobilisent trop de moyens techniques, poussés très loin, avec les aléas qui en résultent, pour être démonstratives ; elles sont à considérer avec prudence et il convient de résister à la tentation de vouloir en faire “trop”.
4 – De quoi le linceul témoigne-t-il ?
Témoin ou preuve ? S’agissant du linceul de Turin, on a souvent utilisé indifféremment les deux termes. Ce n’est pas légitime car, même si les deux notions ont des liens étroits, elles ne désignent pas le même concept et n’ont pas la même portée.
La preuve est « ce qui sert à établir qu’une chose est vraie »[10] ; elle s’établit soit au terme d’un raisonnement logique ou d’une démonstration, soit par l’évidence d’un fait ou d’une chose irrécusable ; d’où ses domaines de prédilection que sont les sciences et le droit. Du point de vue épistémologique, la notion présente une particularité essentielle : dans son principe même, la preuve doit pouvoir être “falsifiée”, selon l’expression retenue dans les sciences expérimentales ; c’est-à-dire que la logique de la démonstration doit pouvoir être contestée si elle présente une faille, et par suite sa conclusion être invalidée ; ou s’il s’agit du résultat d’une expérimentation, celle-ci doit être reproductible pour pouvoir être vérifiée ; ou encore, s’il s’agit d’un fait ou d’une chose qui sert de preuve, sa réalité et sa consistance doivent pouvoir être démenties par une preuve contraire. De ce rappel épistémologique, il résulte que, techniquement, le linceul de Turin constitue une preuve de la mort de Jésus parce qu’il en porte les traces irrécusables ; mais qu’il ne peut pas constituer une preuve de sa résurrection, car de preuve de la résurrection, il ne peut y en avoir d’autre que Jésus ressuscité lui-même.
Le témoin rapporte un fait, une parole, dont il a été le spectateur ou l’auditeur direct. Pour que son témoignage soit reçu, du point de vue du récepteur, au moins deux conditions doivent être remplies : le témoin doit être crédible ; le contenu doit pouvoir être vérifié. Qu’en est-il en l’espèce ? Le témoin est-il crédible ? Oui, puisque l’authenticité du linceul, en tant qu’il a enveloppé Jésus au tombeau, est maintenant bien établie. Son témoignage peut-il être vérifié ? Oui, puisque tout démontre, sans artifice possible, que le linceul a enveloppé le corps de Jésus après sa crucifixion : il porte manifestement toutes les traces de la Passion telle que les Évangiles, notamment celui de saint Jean, la décrivent. Jésus, vrai homme, est vraiment mort, et cette mort nous saute aux yeux dans son réalisme brutal.
Nous pouvons donc affirmer que le linceul de Turin est aussi un témoin et donc répondre affirmativement à la première question posée au début de cette synthèse. Mais il faut aussitôt ajouter qu’il s’agit d’un témoin un peu particulier : c’est un témoin matériel et muet qui s’exprime par ce qu’il présente. Nous savons de qui il témoigne : de Jésus de Nazareth. Et nous pouvons enfin affirmer qu’il témoigne de la mort de Jésus.
Son témoignage va-t-il au-delà ? Nous ne sommes pas encore au bout de notre quête. Tout d’abord, aucune trace de décomposition corporelle n’a été relevée sur le linceul : le corps y a donc séjourné moins de trois jours. Ensuite, et surtout, le corps du supplicié a été séparé du linceul sans qu’il y ait aucun signe d’arrachement alors que les caillots de sang coagulé collaient forcément le corps au tissu et que des arrachements auraient dû se produire si le corps avait été enlevé mécaniquement avant d’être emporté. La séparation semble être intervenue “comme si” le corps s’était brutalement volatilisé (pour prendre une image et non prétendre expliquer). De plus, là où se trouvent les caillots de sang, l’image du cadavre ne s’est pas imprimée sur le linceul : celle-ci s’est donc formée après eux. Comment ?
On a évoqué plusieurs formes de rayonnements : ultra-violet, électromagnétique ou nucléaire. Quel qu’il ait été, ce rayonnement a dû être à la fois très intense (pour marquer le tissu) et très bref (pour ne pas le brûler et ne s’imprimer que superficiellement) ; il a également dû être unidirectionnel en raison de la projection orthogonale de l’image ; enfin, il devait s’atténuer rapidement en fonction de la distance entre le corps et le tissu pour donner une information tridimensionnelle. On sait par ailleurs que certains rayonnements peuvent modifier la composition isotopique du carbone et auraient pu, le cas échéant, le rajeunir en carbone 14. Nombre d’hypothèses ont été émises ; aucune n’est pleinement satisfaisante. Une fois ce rayonnement identifié, s’il l’est un jour, restera à en déterminer l’origine, étant observé – et ce n’est pas le moindre problème – que ce rayonnement a surgi “de l’intérieur” ; c’est-à-dire qu’il semble avoir émané du corps lui-même. Sommes-nous parvenus au seuil du mystère ?
Le double mystère de la séparation du corps hors du linceul et de la formation de l’image ouvre une perspective nouvelle. Non qu’il faille abandonner la raison pour nous replier sur l’irrationnel : en tant qu’êtres dotés d’une intelligence par le créateur, nous avons le devoir d’aller au bout de ce que la raison nous commande d’explorer. Simplement, nous sommes exactement dans la situation du disciple bien-aimé qui, le jour de la résurrection, ayant pénétré dans le tombeau, a vu le linceul « affaissé sur place et le soudarion qui avait entouré la tête non pas affaissé comme les linges mais au contraire enroulé comme au début… Étant entré, il vit et il crut »[11] (Jn XX, 7-8).
Le linceul serait-il alors un témoin de la résurrection ?
Non, au sens strict, car seuls les disciples qui ont rencontré Jésus ressuscité peuvent l’être ; et c’est d’eux que nous tenons notre foi. Comme le dit Saint Paul, notre foi vient de la prédication des apôtres qui L’ont vu, L’ont entendu, L’ont touché, ont mangé avec Lui, et qui pouvaient témoigner qu’Il est vivant, pas seulement en esprit mais aussi avec son corps ressuscité : « Fides ex auditu » (Rm, X, 17). Les signes qui accompagnaient la prédication des apôtres, et qui accompagnent encore celle de leurs successeurs, restent des signes qui peuvent confirmer celle-ci ; ils ne la remplacent pas.
Mais oui, dans un sens analogique qui est précisément celui qui a touché saint Jean : le linceul témoigne du corps désormais absent, et dont le mode d’absence nous échappe ; l’image qu’il porte semble d’une autre nature et d’une autre origine que ce que nous connaissons habituellement. Aussi peut-on dire qu’elle s’adresse spécialement à notre temps si avide de certitude scientifique en l’obligeant à aller au bout de la raison, jusqu’au seuil du mystère : Jean-Paul II n’a-t-il pas parlé de « provocation à l’intelligence » ?
Un témoin se contente de rapporter ce dont il témoigne ; autre chose est la façon dont son témoignage est reçu. En effet, si la vérité, en principe, oblige l’intelligence, nous savons d’une part que notre intelligence est parfois hermétique, d’autre part que notre volonté ne s’y plie pas toujours. Nous savons aussi qu’un témoin dérangeant, fût-il vrai, est généralement ignoré, souvent récusé, parfois même éliminé. Devant le témoin se joue la liberté de celui qui reçoit ou non le témoignage.
À vrai dire, les polémiques dont la datation du linceul de Turin, et plus largement son histoire et sa nature, sont l’objet illustrent précisément ce dernier point : le linceul nous renvoie à Jésus et, très (trop) souvent, on constate que le rejet de Jésus ou son accueil commandent la position prise par tel ou tel protagoniste. Pour dire les choses crument, il arrive même aux scientifiques d’être parfois aveuglés par leurs présupposés philosophiques ou religieux : on en a maints exemples.
Que le linceul de Turin soit un témoin dérangeant, et qu’il le soit pour beaucoup de monde, est une évidence. Dérangeant, il l’est parce qu’il annihile tous les refus de l’historicité de Jésus de Nazareth, vrai homme incarné en un temps et un lieu précis, et mort en ayant versé tout son sang ; il l’est encore parce qu’il dévalue les discours trop spiritualisant, ou intellectualisant, parfois même mythologisant, qui ont été élaborés depuis deux ou trois siècles à son sujet ; il l’est aussi parce qu’il invalide assez largement une tendance qui a été très répandue dans l’exégèse moderne et qui ne voulait voir dans les Évangiles que l’expression d’une communauté disant sa foi en évacuant la consistance de tout substrat factuel. La précision du témoignage que le linceul de Turin porte sur la Passion de Jésus, ainsi que sa confrontation point par point avec les Évangiles, en particulier celui de saint Jean, ne permettent plus de telles approches ; au contraire, elles impliquent une approche beaucoup plus réaliste et elles conduisent à accorder une confiance beaucoup plus grande dans ce qu’on a appelé “l’historicité” des Évangiles, et par conséquent dans celle de Jésus de Nazareth. Dérangeant enfin, le linceul de Turin l’est en ce qu’il offre à notre regard un visage de Jésus qui est véridique, en qui nous pouvons reconnaitre le Christ tel que les apôtres l’ont vu d’abord, l’ont annoncé ensuite, c’est-à-dire le Christ ressuscité.
Voilà pourquoi le témoignage porté par le linceul de Turin vaut spécialement pour notre temps. Nos ancêtres n’avaient peut-être pas le même besoin ; tandis que la Providence a sans doute voulu que notre temps, éloigné de l’évènement par deux mille années et trop imbu d’une rationalité abstraite à laquelle il a tendance à réduire toute réalité, soit bousculé, non pour renoncer à l’exercice de l’intelligence, mais pour que celle-ci sache aller jusqu’au seuil du mystère et veuille l’accepter.
Ce visage-là, celui de Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu, nous ne pouvons plus l’oublier.
François de Lacoste Lareymondie
[1] Jean-Christian Petitfils : « Le Saint Suaire de Turin », Ed. Taillandier 2022.
[2] À ma connaissance, la meilleure synthèse récente des questions scientifiques posées par le linceul de Turin a été rédigée par Jacques Suaudeau, docteur en médecine, en théologie, en histoire de l’art et en archéologie, en charge de la section scientifique de l’Académie pontificale pour la vie, dans le deuxième tome de son ouvrage « Le linceul de Turin, de l’analyse historique à l’investigation scientifique » publié en 2022 aux éditions de L’Harmattan.
[3] La demi-vie, ou périodicité, du carbone 14 étant de 5 730 ans, au bout de 40 000 ans le carbone a perdu toute radioactivité décelable ; on ne peut donc pas remonter plus haut par cette méthode.
[4] Cette notion de négatif photographique provient de l’utilisation de plaques ou de pellicules argentiques pour la réalisation de photographies en noir et blanc avant que n’apparaisse et ne se généralise la photo numérique.
[5] La vanilline reflète la lignine d’où elle est extraite et la lignine se perd au fil du temps dans les textiles : les analyses ont montré qu’il n’y en avait plus dans le linceul.
[6] Résultats publiés le 11 avril 2022 dans la revue « Heritage » par plusieurs chercheurs italiens de l’Institut de cristallographie du centre National de recherche de Bari.
[7] Cf. l’ouvrage précité de Jacques Suaudeau, pp 235 et suivantes.
[8] Ce principe fondamental du droit romain est encore nôtre : « non bis in idem ».
[9] Pour l’écrire autrement, la probabilité pour que le corps qui a été enveloppé dans le linceul ne soit pas celui de Jésus est infinitésimale ; elle a été calculée et s’élève à 1/1010 (1/10 000 000 000).
[10] Définition du Petit Robert ; on pourrait partir d’autres dictionnaires tout aussi bien.
[11] Les traductions de ce verset ont longtemps hésité sur les termes à employer en raison du passage par le grec et le latin. Les derniers travaux exégétiques, avec leurs références à l’hébreu, permettent de lever les doutes.