Chaque année, le discours du pape à la Curie romaine suscite un certain malaise. Presque malgré soi, on se rappelle les allocutions du début du pontificat et on s’inquiète, non de ce qu’il va dire, mais du comment il va le dire. Souvent, quand le pape s’adresse aux membres du clergé, et surtout à ceux qui ont de hautes responsabilités dans l’Église, il laisse l’impression que les critiques l’emportent sur les compliments. Et c’est particulièrement ainsi quand il s’adresse à la Curie !
Cette année, nonobstant le style habituel, le discours est d’une très haute tenue spirituelle. Le pape ne parle pas avec l’autorité magistérielle, mais un peu comme un père spirituel soucieux de la vie surnaturelle de ses proches collaborateurs. Souci, dit-il, qui doit devenir primordial avant les actes prudentiels et administratifs des collaborateurs de la Curie. Mais… quand on lit attentivement le discours, il semble que François, bien qu’il ne vise aucune attitude particulière, cherche à faire comprendre que la fidélité de la foi ne doit pas se confondre avec l’attachement que l’on peut développer pour certaines pratiques religieuses, même si elles ont été jadis considérées comme « sacrées ».
La Curie romaine
La tâche de la Curie n’est pas de poser un jugement moral sur les consciences des chrétiens qui, pour diverses raisons, s’adressent à elle afin d’agir en conformité et en communion avec l’Eglise. Néanmoins, les actes, les décisions, les permissions et les refus qu’elle émet touchent profondément les relations des chrétiens vis-à-vis de l’exercice de l’autorité ecclésiale. Ce n’est pas la Curie qui prononce les allocutions, les lettres apostoliques, les encycliques qui font appel au devoir de justice, de piété et de communion des fidèles. Ce n’est pas son rôle d’en appeler à l’amour de charité qui est le fondement essentiel de la Communion ecclésiale. Ce rôle est celui du pape. Par contre, c’est le rôle de la Curie d’ériger les devoirs et les limites, d’éclairer l’intelligence sur les décisions, maladroites ou adroites, de redresser les initiatives imprudentes, de corriger les déviations, d’encourager les innovations ou de les tempérer. En un mot, de faire accepter, pour l’Église entière, la vérité de la réalité : les comportements du chrétien ne sortent pas spontanément d’initiatives personnelles, même originales, mais, si hautement spirituelles qu’elles soient, elles doivent s’insérer dans un corps législatif qui se construit par les Constitutions, la Tradition, les enseignements et décisions du pape selon l’autorité qu’il y attache, et la vie sacramentelle qui donne la « lex orandi » pour toute l’Église. Tout cela, le Droit Canon le reflète et le prescrit. En même temps, les décisions de la Curie doivent être animées par une vertu de très haut niveau, la prudence spirituelle qui est une vertu infuse, même si aucun acte important n’a d’efficacité que s’il reçoit l’approbation du Saint-Père. La vertu de prudence, on l’oublie souvent, ne se trouve pas uniquement dans l’exécution d’une décision ; elle commence par cet acte important, le conseil, qui ne consiste pas à donner des « idées » à celui qui en manque, ni même à examiner les diverses possibilités d’un agir, mais à porter un jugement sur la qualité de ces moyens par rapport à leurs principes : les finalités auxquelles ils doivent conduire.
Le devoir de gouverner l’Église relève de la plénitude des pouvoirs donnés au législateur suprême, le pape, pouvoirs qui ne viennent pas d’une assemblée de fidèles, mais de l’unique fondateur : Jésus-Christ. Par contre, il faut aussi être réaliste. Le pape ne gouvernerait pas l’Église efficacement, s’il n’était aidé par un corps de serviteurs : les membres de la Curie, du préfet aux prêtres ou laïcs des différents dicastères. Aussi, bien que les tâches de la Curie soient profondément lourdes, elles sont, à tout prendre, beaucoup plus discrètes qu’on ne le pense, souvent ingrates et en butte à toutes les formes de critiques.
Le pape François et la Curie
Ce qui est remarquable dans la grande partie des allocutions que le pape François adresse à la Curie, c’est que, d’une part, il parle peu des tâches de la Curie. Pour lui, la Curie, en tant que telle, est compétente par nature ! Et elle le sera toujours ! Tant mieux pour lui ! Et que d’autre part, on sent qu’il ne veut pas seulement une Curie compétente, il veut une Curie « sainte » ! En réalité, il veut une Curie dont les membres soient surtout pénétrés de la sainteté de leur âme et de leur conscience. Son discours est une exhortation spirituelle, plus qu’une glorification ou une correction du travail de ses collaborateurs. Il ne s’adresse pas aux membres directeurs de la Curie, comme un patron s’adresserait à ses subordonnés. Il s’adresse aux membres de la Curie à la manière d’un « père spirituel », manière selon laquelle, peut-être, sa formation religieuse l’a prédisposé. Cela déconcerte un peu et laisse quelques fois l’impression d’une correction.
Pourtant, ce que le pape prononce fait impression et ce qu’il dit à son poids d’autorité et d’exhortation vis-à-vis de personnes qui ne sont pas des fonctionnaires mais des chrétiens qui se savent, et, – espérons-le –, se veulent au service spirituel de l’Église.
Qu’en est-il de ce dernier discours ? Il a invité les membres des dicastères à faire un examen de leur propre conscience et à juger, personnellement, s’ils ont été au service du Christ, non seulement dans la compétence de leur travail, mais dans la pureté de leurs intentions. Il a pris comme champ d’intervention l’instrument profondément ignacien de l’examen de la conscience. Ce jugement de conscience évalue le bien qui a été fait et qui résulte de la grâce divine et le mal qui n’a pas été vaincu. Le bien accompli exige la gratitude vis-à-vis de Dieu. Mais l’examen du mal régnant conduit-il à penser qu’il dépend des autres ou qu’il dépend de soi-même ?
La réponse du pape est assez déconcertante, tant elle emploie ce qui semblerait, à l’heure actuelle, des concepts usés qui n’ont plus de sens dans un milieu chrétien « évolué ». Elle évoque, en premier lieu, un délaissement de la « conversion », ce qui dépend de soi, et en deuxième lieu, elle rappelle les attaques subtiles et souvent ignorées du « démon » et de son « élégance ».
En premier lieu, la conversion ; non pas uniquement la conversion personnelle, mais la conversion en tant que communauté de croyants. Mais qu’entend-il par conversion ? Non pas, dira-t-il, la seule prise de distance vis-à-vis du mal. Ce qui pourrait se traduire ainsi : je ne fais rien de mal, donc je fais le bien ! Concrètement, François entre plus à vif dans le rejet de ce faux-fuyant. Pour lui, le mal n’est pas uniquement ce que j’évite, mais un certain bien dans lequel je ne veux pas entrer. Et, il précise : ce mal consiste à chercher le refuge dans ce qu’il appelle le « fixisme », l’attitude intérieure de « n’avoir besoin d’aucune autre compréhension de l’Évangile » que celle à laquelle nous sommes habitués, et en conséquence, de « cristalliser le message de Jésus dans une forme unique qui serait toujours valide ». Qu’entend-il par fixisme et cristallisation ? Si on ne fait pas trop attention à ces mots qui contiennent une certaine violence, on entendra ce qu’on voudra entendre – et qu’il dénonce –, la certitude intérieure que nos manières de penser, nos façons d’agir, nos réussites apostoliques et même nos échecs, « nos façons de prier » sont des formes qui ont acquis une pérennité, un droit à devenir uniques et immuables. On risque de les prendre pour des formes uniques d’une réponse à l’appel évangélique ! Pour développer son argumentation, il évoque l’exemple évangélique de « la drachme perdue » – perdue dans la maison – et l’attitude du « fils aîné » par rapport au fils prodigue, lui qui est demeuré avec son père, manifestant sa « fidélité » à demeurer dans la maison ». Demeurer dans la maison, voilà leur fidélité ! Ils ne sont pas partis, ils sont restés ! Et pourtant le pape veut nous faire comprendre que ces « fidélités » ne sont pas considérées par le Seigneur comme des exemples à le suivre. Rester formellement dans l’enceinte de son devoir ne signifie pas toujours donner une réponse adéquate à l’appel de l’Évangile. On n’a qu’à tirer la conclusion : vivre comme croyant, une réponse habituelle à des pratiques religieuses, n’est pas nécessairement répondre à l’appel de l’évangile. Nous pouvons être infidèles en faisant ce que nous avons toujours fait, pourvu que rien ne change. La dernière phrase, qui termine ce paragraphe bien enveloppé, est assez forte pour faire réfléchir : « Si, pour ceux qui partent, il est facile de se rendre compte de la distance, pour ceux qui restent chez eux, il est difficile de se rendre compte à quel point l’on vit un enfer à cause de la conviction de n’être que des victimes, traitées injustement par l’autorité constituée et, en définitive, par Dieu lui-même ». On ne pouvait pas être plus clair ! S’il invite la Curie à ne pas s’enfermer dans de soi-disant attitudes évangéliques qui ont fait leur temps et qu’il est maintenant urgent de délaisser, le message s’adresse aussi à tous les fidèles qui considèrent que les pratiques religieuses doivent être immuables.
En second lieu, le diable ! Le démon dont le pape François nous parle est « le démon bien élevé » « qui ne vient pas en faisant du bruit mais en apportant des fleurs ». De qui veut-il parler ? Certes, il parle des attaques habiles et sournoises du démon et de ceux qu’il manipule en les conduisant par des manœuvres à demeurer dans le fixisme. Il semble viser non seulement ceux qui s’attachent à des formes cultuelles et qui ne veulent pas en changer. Ceux-là demandent qu’on les traite avec douceur et qu’on atténue leur peine ou leur douleur à entrer dans ces changements que l’Église demande ! Peut-être considère-t-il qu’ils n’accepteront jamais la « lex orandi » de toute l’Eglise ? Mais il s’adresse aussi à ceux qui veulent innover, à ceux qui sont en mal de « cogiter » des messes « pop », des eucharisties conviviales, des absolutions sans confession. S’il y a des manières de prier qui sont très personnelles et qui font partie des dévotions privées, il y a, dans l’Église, une discipline de la prière qui se manifeste par les cérémonies liturgiques, tels sont les actes sacramentels publics : le baptême, la confirmation, l’eucharistie, la réconciliation, l’onction des malades, l’ordre sacerdotal, le mariage. Et pour l’administration de tous ces sacrements, il faut une discipline unique, laquelle ne peut être laissée aux choix des fidèles. Déterminer cette forme ne peut relever que du gouvernement du pape, même si elle s’exécute par l’action de la Curie.
La Paix
La dernière partie du discours donné à la Curie est centrée sur le thème de la paix. « Jamais comme en ce moment nous n’avons ressenti un si grand désir de paix ». Le pape François condamne maintenant fortement l’agression contre l’Ukraine. Il pense aussi à toutes les souffrances qui attaquent tous les hommes de bonne volonté. Il fait surtout appel à la conversion du cœur, dénonçant toute violence, toute amertume qui nous empêchent de pratiquer la miséricorde. Ce souhait s’adresse à tous, et principalement à ceux qui sont victimes d’injustices de toutes sortes. Seule, la miséricorde peut donner la paix du cœur et seule, la paix du cœur peut aider à construire la paix.
À bien y réfléchir, le discours du pape François à la Curie romaine n’est pas un discours protocolaire. François y développe quelques-uns de ses thèmes préférés, dont le plus important est un certain combat contre le fixisme et l’innovation. Nous pouvons et devons prier Dieu en privé. Mais nous devons le prier publiquement. Pour que la prière soit publique, il faut qu’elle réponde à une loi publique, ce qui s’appelle la « lex orandi ».
Ce que François dit est juste : la réponse à l’appel de l’Évangile ne peut être un recours à des pratiques extérieures de comportement qui trouvent un certain repos dans le respect des formes antérieures. Il ne s’agit pas de répétition. Mais elle n’est pas non plus dans l’invention de nouveaux schèmes de valeurs qui détruisent, jusqu’à la moëlle, l’agir humain dans sa vertu et sa finalité : rendre l’homme sain et saint. Aline Lizotte