Encore une fois, Humane Vitae est dans l’arène des « pour » et des « contre ». Cette encyclique de Paul VI, publiée le 25 juillet 1968, n’en finit plus d’être remise sur l’arène des combats théologiques, comme si les théologiens n’avaient rien d’autre à faire. L’encyclique a été, pour une grande part, la croix du pape Paul VI. Qui était ce pape ? Le 262e, qui a été longtemps au service de Pie XII.
Il en est sorti une légende, un lieu commun qui a fait dire qu’ils ne s’aimaient pas et que cette inimitié était la cause de la nomination de Montini comme archevêque de Milan. Devenu archevêque de Milan, Mgr Montini a appris à voir l’Église et les chrétiens dans leur vraie vie. C’était autre chose que d’introduire les visiteurs admis à une audience avec Pie XII, qu’il s’agisse des plus célèbres ou des plus humbles. Pie XII a rendu un vrai service à l’Église en faisant de cette nomination du substitut -celui qui tient le poste du troisième titre d’autorité dans la Curie romaine – un simple archevêque de Milan. Cette expérience, qu’il n’avait pas eue, était nécessaire avant qu’il ne soit créé cardinal par Jean XXIII et élu pape le 21 juin 1962, à peine 8 mois après l’ouverture du Concile Vatican II. Pratiquement, on doit le Concile, sa tenue, son ordre et ses fruits, au travail et à la fidélité de Paul VI.
Or, au temps de l’ouverture du Concile, l’Église était dans un état de bouleversement sur la question de la licéité des nouveaux moyens de contraception, et non de la contraception elle-même qui a toujours été, dans l’Église, considérée comme un acte intrinsèquement mauvais. Ces mots ne signifient pas un plus grand mal que d’autres actes, mais disent que, objectivement, la contraception ne peut être licite en raison des circonstances qui viendraient atténuer sa malice ou sa nature, comme par exemple, la défense légitime, en cas d’attaque qui menace la vie. Ces mots « intrinsèquement mauvais » sont ce que l’on n’admet pas dans Humanae Vitae. Le travail de recherche d’un contraceptif efficace mais qu’on disait sans effets secondaires inquiétants, confié par Margaret Sanger au Dr Gregory Pincus, et financé par l’immense fortune de Katharine Dexter McCormick, venait d’aboutir. Depuis 1956, la pilule Pincus était sur tous les marchés et on l’obtenait facilement avec des ordonnances médicales très complaisantes. Pie XII avait déjà pris une position ferme : « Aussi lorsque, il y a une dizaine d’années, la stérilisation commença à être toujours plus largement appliquée, le Saint-Siège se vit dans la nécessité de déclarer expressément et publiquement que la stérilisation directe, perpétuelle ou temporaire, de l’homme comme de la femme, est illicite en vertu de la loi naturelle, dont l’Église elle-même, comme vous le savez, n’a pas le pouvoir de dispenser [1]».
À vrai dire, il était déjà trop tard. La contraception avait envahi la société, non seulement chez les laïcs, mais aussi dans les grandes écoles de théologie, comme celles de Louvain-la-Neuveet de Tübingen. En Europe, avant d’atteindre les États-Unis, les cercles théologiques laissaient entrevoir l’autorisation de cette pilule qui n’avait aucune contre-indication pour la santé de la femme (?) et ne touchait pas à l’embryon ou au fœtus. Bref, elle était quasi un don du ciel, le produit idéal ! En fait, elle ne fut pas si bien accueillie par les femmes elles-mêmes qui prenaient ce « médicament », contraintes par le mari qui y trouvait un passe-partout pour sa liberté sexuelle ! L’Église se prononça vigoureusement, mais avec intelligence et douceur. On le sait, quel que fut son langage, elle ne fut pas accueillie ! Paul VI, qui publia Humanae Vitae en 1968, dû aussi affronter les doutes, les suspicions, les colères de certains épiscopats qui ont cherché, comment dire sans le dire, comment laisser des portes ouvertes, comment se replier vers la nécessité de la recherche théologique avant d’avoir des prises de positions trop fermes ! Quand Paul VI signe Humanae Vitae et qu’il en appelle au clergé –prêtres et évêques– il sait que ce ne sont pas les laïcs qui seront les premiers opposants : ce seront les grands des écoles théologiques, et certains du corps épiscopal, qui rongeront leur frein. En lisant ce que le pape écrit en dernière ligne de son encyclique, on se rend compte de sa lucidité : « Soyez les premiers à donner, dans l’exercice de votre ministère, l’exemple d’un assentiment loyal, interne et externe, au Magistère de l’Église. Cet assentiment est dû, vous le savez, non pas tant à cause des motifs allégués que plutôt en raison de la lumière de l’Esprit Saint, dont les pasteurs de l’Église bénéficient à un titre particulier pour exposer la vérité. Vous savez aussi qu’il est de souveraine importance, pour la paix des consciences et pour l’unité du peuple chrétien, que dans le domaine de la morale comme dans celui du dogme, tous s’en tiennent au Magistère de l’Église et parlent un même langage ».
En lisant les comptes-rendus du congrès qui s’est tenu à Rome, le vendredi 19 mai, organisé par la Chaire internationale de bioéthique Jérôme Lejeune, laquelle réunissait des chercheurs de plusieurs universités catholiques, on se retrouve devant le même état d’esprit que celui qui domina, après la parution d’Humanae Vitae, du moins si on se fie au papier du journaliste de La Croix, Loup Besmond de Senneville. Il semble n’y avoir eu lieu dans ce congrès que l’affrontement entre le cardinal Luis Ladaria, le préfet du Dicastère pour la Doctrine de la foi et Son Excellence, Mgr Vincenzo Paglia, président de l’Académie pontificale pour la Vie.
Selon le rapport du représentant attitré du journal La Croix, Mgr Ladaria aurait montré la nécessité de « défendre » l’encyclique de Paul VI, porteuse « selon lui » d’une vision prophétique. Il aurait « martelé » que la vérité exprimée par l’encyclique ne change pas. Il aurait déploré que, « par les moyens modernes de propagande », on serait devant « de nouveaux humanismes post-modernes et séculiers » qui ne seraient que « de véritables antihumanismes ». Il aurait « fustigé » le relativisme moral et « l’anthropologie contraceptive », la « rupture du lien entre la sexualité et la procréation », et accusé l’humanisme contraceptif de « réduire le corps à un simple objet manipulé ; il aurait terminé son allocution par une condamnation de cette manipulation qui est l’œuvre du « transhumanisme ». Et voilà ! Mgr Ladaria représente l’Église intransigeante, qui maintient une doctrine aberrante qui ne fait qu’accuser, qui est complètement ignorante des situations humaines. Ce serait le vieux prélat de la doctrine d’une Église que personne n’écoute et ne voudrait écouter. L’ancienneté du traditionalisme de Pie XII.
Heureusement, toujours selon ce journaliste de la Croix, l’archevêque Mgr Vincenzo Paglia, président de l’Académie pontificale pour la Vie, prit la suite et présenta une vision de l’Église sensiblement différente ! Il aurait dit qu’Humanae Vitae reconnaît « le lien inséparable entre l’amour conjugal et la procréation », et qu’ainsi, cela ne signifie pas que « toute relation conjugale doit être féconde ». C’est vrai ! Est-ce une nouvelle doctrine ? Il souligne que Paul VI a « reconnu » que la procréation doit être responsable. C’est nouveau ? Et que les méthodes naturelles sont un moyen de réaliser cette responsabilité. Autrement dit, Mgr Paglia cherchait la benevolentia de son auditoire en admettant la doctrine de Pie XII et de Paul VI comme bonne et réalisable ! Mais, ajoute notre journaliste, Mgr Paglia aurait présenté une autre vision de la doctrine exprimée dans Humanae Vitae. Cette autre vision concernerait une vision moderne des contraceptifs. Et l’archevêque d’en appeler à une réflexion théologique qui est le devoir des théologiens. Cette réflexion s’insère dans la prédiction d’un quasi effondrement de la société : « Nous sommes confrontés à des défis d’époque ». En 1960, on considérait que la pilule, « mal absolu », mettait en danger l’avenir de l’humanité. L’argument ne tient plus, mais peut-être sommes-nous en face d’un autre défi, lequel ne serait pas causé directement par la pilule. Car peut-on dire que la pilule n’a aucun effet sur la baisse des populations ? Nous devons sauver la planète ! Mais quel est le lien avec les contraceptifs ? Très habilement, Mgr Paglia, reprenant les caractéristiques de Paul VI sur l’amour conjugal -un amour pleinement humain, un amour fidèle et exclusif jusqu’à la mort, un amour total, un amour fécond-, invitait à repenser, sinon à dire autrement (sic) les fins du mariage : la « primaire », génération et éducation, la « secondaire », le soutien mutuel et le remède à la concupiscence. La citation des finalités du mariage, énoncée dans le langage canonique et sans explication, fut la dernière partie de son discours. Ces finalités, que soutiendraient encore Humanae Vitae, peuvent-elles être considérées comme « les caractéristiques intrinsèques de l’amour conjugal » ? Elles ne semblent pas convenir à une conception « personnaliste » de cet amour. La question porte bien la valeur théologique de l’énoncé canonique des fins du mariage. Peut-on continuer à alimenter la compréhension du lien entre la sexualité et la perspective personnaliste, en faisant de la procréation la finalité première du mariage ? La question étant posée, la réponse n’est pas venue ! Elle était quand-même présente dans tous les esprits et surtout, elle demandait de la réflexion, comme le pape François l’aurait suggéré ! Ce qui voudrait laisser entendre que le pape François chercherait une formule théologique acceptable, pour inverser l’énonciation des biens du mariage : le bien des époux d’abord, la procréation ensuite, si elle est souhaitable !
Il faudrait être « imbécile » pour penser que cette question est nouvelle ! Elle a été posée depuis la dernière guerre ! Elle a été posée dès que les contraceptifs sont apparus. Dans ce même esprit , pour sauver l’amour conjugal tel que Paul VI l’a décrit, il faut laisser aux époux la possibilité et la responsabilité de leur amour, en leur permettant d’user des moyens biologiques que leur procure la science, non plus seulement le préservatif, mais la pilule.
Interrogés par les journalistes après sa conférence, Mgr Paglia n’a rien dit d’autre que ce que l’on disait en 1956, 1958, 1968 et plus. Le point le plus original est son cri d’alarme sur ce qui menace l’avenir de l’homme, le salut de la planète et l’humanité. Mais on voit mal comment, en revendiquant un croisement des finalités pour ce qui est de l’amour conjugal, en mettant au premier plan l’union heureuse des époux et leur accueil mutuel et, au second plan, la procréation, on sauvera la planète. Comment le recours au personnalisme, qui risque de rendre l’amour humain égoïste et encore plus fragile qu’il ne l’est présentement, peut-il éloigner l’humanité des défis que soulève l’orateur ? En rendant, selon lui, la personne plus responsable d’elle-même et plus engagée vis-à-vis du bien commun de la société ! Et cela se fera si l’amour conjugal est d’abord tourné vers le bien personnel des époux, les rendant maîtres des finalités de leur acte d’abord tournés vers eux ? Finalement : La procréation est renvoyée à plus tard quand on en aura l’envie ! Et surtout, rendez-nous la liberté d’user de tous les moyens techniques, sauf celui de la chasteté conjugale !
Peut-être faudrait-il réfléchir de façon intelligente au commandement du Seigneur : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. Il les bénit et leur dit : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1 27-28). Donner la vie est un don encore plus grand que de tenter, sans y parvenir, de s’aimer d’un amour personnaliste qui ne débouche sur rien d’autre que sur soi-même.
Aline Lizotte
[1] Pie XII : Aux participants du VIIe congrès de la société internationale d’hématologie, vendredi 12 septembre 1958.