Aller au contenu
Accueil » Archives » L’affaire Philippe, suite

L’affaire Philippe, suite

Sous le « patronage » de Mater admirabilis, la naissance d’une nouvelle morale sexuelle ?

              J’ai donné, dans un premier article, un résumé de ce que l’on appelle l’« Affaire Philippe ». Je vous propose une courte analyse afin de la mieux comprendre. On se trouve face à des faits réels qui, à première vue, apparaissent invraisemblables ? Comment ces prêtres, des hommes ayant leur pleine maturité, ont-ils pu en arriver à donner le sacrement de la réconciliation aux femmes avec lesquelles ils avaient des relations sexuelles, tout en sachant que ces actes n’avaient aucune validité ? Ont-ils volontairement passé outre cette règle impérative de l’Église qui prohibe la confession sacramentelle à une personne qui s’accuse de fautes qu’elle commet avec ce confesseur, les deux devenant complices ?  Comment ont-ils pu justifier leurs actes par des théories « théologiques » aussi absurdes que celles qu’ils ont employées pour tromper des personnes ayant autorité, principalement des supérieures, et les conduire dans des voies aussi perverses ? Comment leur charme et leur réputation de « sainteté » ont-ils agi sur des femmes, non seulement « bonnes chrétiennes », mais consacrées par des vœux ou des promesses au service de l’Église ? Comment les ont-ils entraînées à poser des actes qu’un simple laïc aurait soupçonné être moralement mauvais ? Comment cet « invraisemblable » est-il devenu « vraisemblable » ?

              Dans le comportement des Père Thomas  Dehau, Thomas et Marie-Dominique Philippe, rien de ce que nous savons, selon les rapports d’enquête rendus publics[1], ne peut nous permettre de trouver des causes dispositives pour expliquer un tel comportement.  Du moins  à première vue ! Aussi bien Thomas Dehau que Thomas Philippe et Marie-Dominique Philippe sont issus de bonnes familles bourgeoises et riches, pratiquantes et aimantes de l’Église, etc. Leur vie religieuse semble s’être déroulée sans heurts traumatisants. Que s’est-il donc passé ?

            LES PROLÉGOMÈNES D’UNE RÉFLEXION

              L’Affaire Philippe, comme on l’appelle, serait une vieille histoire si on la replace dans les dates où elle s’est déroulée, c’est-à-dire entre les années 1952-1956 (le procès) et 1963 (le retour en France et la reprise cachée des mêmes actes que le Père Thomas Philippe avait pourtant reconnus comme des fautes graves). Certaines autorités dans l’Église commençaient à s’inquiéter des plaintes discrètes qui leur arrivaient concernant le Père Thomas Philippe et son frère, le Père Marie-Dominique. Mais cela restait secret. Aujourd’hui, on rend l’affaire publique en raison : 1°. des révélations concernant Jean Vanier, accusé d’actes indécents vis-à-vis d’un certain nombre de femmes ; 2°. de la réponse de l’Arche : publication du Rapport de la Commission d’étude, 30 janvier 2023 ; et de l’enquête historique faite par un groupe d’historiens sous la direction de Tangi Cavalin.

              Ces documents sont précieux pour connaître, non seulement les faits, mais leur contexte, laissant aux lecteurs le soin de porter un jugement sur une matière dont on ignorait jusqu’à maintenant les structures cachées. Ces analyses ne sont pas faciles. D’une part, nous sommes face à des actes humains dont une partie relève du for interne, lequel échappe à nos jugements ; d’autre part, dans les faits, si nous sommes face à une objectivité du for externe, vis-à-vis de laquelle il faut essayer de poser une réflexion adéquate, cette dernière n’est pas évidente. De nombreux éléments psychologiques, sociologiques, religieux s’entrecroisent. Du côté des principaux acteurs, il existe des comportements cachés et publics, ainsi que d’habiles manœuvres pour échapper aux conséquences de leurs actes et de leurs motivations.

            LES « CERCLES » D’INTIMITÉ

              Quand on parle de « victimes », il faut se garder de confondre les révélations des actes avec les graves traumatismes des « victimes » des « abus sexuels » sur mineurs. Les comportements des frères Philippe et du Père Dehau ne sont pas ceux d’agresseurs attirés principalement par la relation sexuelle vis-à-vis d’enfants pré-pubères. Les femmes qui forment les « cercles » autour des religieux dominicains ne sont pas des « mineures », elles ne sont pas, à proprement parler, des « victimes ». Ce qui ne signifie pas qu’elles étaient pleinement consentantes. Mais un adulte peut consentir à des actes et malgré tout, se faire manipuler par quelqu’un qu’il pense être plus « instruit » ou plus « saint ». Les actes auxquels ces femmes ont consenti, les conséquences pour leur vie, sont englobés dans des « visions spirituelles », qu’une saine théologie ne pourrait accepter, tout en étant présentés comme une piété édifiante, même si elle est délirante. Cela, sans pour autant inquiéter sérieusement leur entourage. Personne ne prenait les Pères dominicains pour des « fous » et leurs « disciples » pour des illuminées. Bien au contraire, c’étaient des « saints » et le chemin qu’ils traçaient conduisait à une vie humble, cachée, toute abandonnée à un Dieu tellement  humble qu’Il n’agissait qu’au fond des cœurs en acceptant même de disparaître comme Dieu [2].

              Dans la plus grande partie de ces révélations, les faits concernent des relations de femmes avec Thomas et Marie-Dominique Philippe ; Thomas Dehau apparaît surtout comme celui qui sait et approuve, mais c’est lui qui a conduit le jeune Thomas (Jean Philippe) à Hélène Claeys avec laquelle, lui-même avait des relations sexuelles à chaque visite qu’il lui rendait. Les femmes interrogées par les enquêteurs sont : « Odette de Beaulieu, Marie-Renée Seuillot, Alix Parmentier, Jeanne Riandey, bénédictine, Madeleine Guéroult, carmélite, Michèle-France Pesneau. Certaines étaient ou aspiraient à être des fondatrices (Odette de Beaulieu, Marie-Renée Seuillot, Alix Parmentier).

              Bien qu’il y en ait eu d’autres, il reste que ce groupe indique mieux le genre de personnes qui ont fait l’objet des sollicitations des frères Philippe et de Jean Vanier, auxquels s’est ajouté un jeune prêtre, Gilbert Adam.

              Cela nous conduit à tirer quelques conclusions. Les personnes sollicitées ont des relations différentes à leur « mentor ». Il y a un premier cercle, dit les « tout petits », qui entre dans l’intimité des « frères dominicains », principalement de Thomas Dehau et de Thomas et Marie-Dominique Philippe et, plus tard, de Jean Vanier. Il y a un deuxième cercle, tiré du premier, c’est-à-dire de ceux qui ont imité les deux Thomas, comme par exemple l’abbé Gilbert Adam. Il y a un troisième cercle, les personnes habituellement fréquentées lors des visites ou des retraites, par exemple certaines supérieures et prieures de monastère ou de carmel, comme la prieure du carmel de Cognac, la supérieure du monastère de Bouvines, celle du carmel de Nogent-sur-Marne, etc.  

  • Ces femmes ne sont pas des « fillettes », ni de très jeunes femmes. Ce sont des femmes qui sont très engagées dans la vie de l’Église, des religieuses – ou l’ayant été -, elles sont en plus, des religieuses contemplatives.
  • Elles ont quitté la vie religieuse pour des raisons de santé ou pour incapacité d’en suivre les exigences. Elles sont toujours dans la vie religieuse, comme Supérieures, dans leur couvent où elles « pratiquent » ce que leur « saint visiteur » leur a appris.
  • À des degrés différents, elles se sont laissé prendre par le sceau « d’un secret de Marie », c’est-à-dire d’une autre forme de vie religieuse où les pratiques sexuelles sont non seulement « normales », mais signe d’une vie consacrée plus élevée !!!
  • Elles sont donc jugées capables de recevoir la « richesse » et la « nouveauté » de la vie catholique et religieuse que leur apportent ceux qui les approchent. Cette nouvelle religion fait disparaître les anciennes normes morales et fonde celles qui les remplacent sur une nouvelle liberté du vœu de chasteté qui n’exclut plus les relations sexuelles. Ces nouvelles normes sont obligatoirement « cachées » et doivent peu à peu s’instaurer dans la vie des « personnes choisies », afin de vivre plus intimement l’union de Jésus et de Marie selon le mode de l’amitié de bienfaisance. C’est cela que Thomas Philippe appellera le secret de Marie ou l’inceste « marial » !
LES GRANDS THÈMES DES « ENSEIGNEMENTS »

              En 1938, le Père Paul Philippe[3] a publié un livre sur le rôle de l’amitié dans la vie chrétienne[4]. Le Père Marie-Dominique Philippe s’en est inspiré pour donner ses cours et ses conférences sur l’amitié et pour instruire les religieux de la Communauté Saint-Jean dont il est le fondateur. En y regardant de près, on s’aperçoit que le Père Marie-Dominique Philippe a travesti la pensée du Père Paul Philippe. Ce dernier suit de très près la pensée d’Aristote[5]  et cite avec abondance les écrits de saint Thomas d’Aquin sur la réalité de l’amitié. Marie-Dominique, tout en faisant de l’amour d’amitié, non seulement une nécessité de l’édification sociale, induit ses auditeurs ou auditrices à la pratiquer par diverses formes d’activités sexuelles. Cette amitié « incestueuse », thème introduit par Thomas Philippe, serait le lien privilégié de Marie à Jésus, son intime secret !!! Les relations de tendresse entre Marie et Jésus sont qualifiées par Thomas Philippe d’inceste !!! Remarquons que cet « enseignement » ésotérique n’était pas enseigné in voce, mais suggéré dans les relations spirituelles avec ses dirigées et confirmé par sa tolérance vis-à-vis des comportements incompatibles avec le vœu de chasteté ou avec la fidélité conjugale. Ainsi, par enseignement, il ne faut pas entendre les seuls cours publics donnés par le Père Thomas et le Père Marie-Dominique. Ni l’un ni l’autre n’ont enseigné publiquement la légitimité de l’inceste. Leur enseignement universitaire a toujours respecté les références à l’Éthique à Nicomaque (Aristote) ou aux normes de la théologie morale telles que Thomas d’Aquin les a transmises dans ses Commentaire de l’Éthique et de la Politique et dans ses Questions disputées, principalement, le De Veritate, le De Caritate et le De Malo, etc.

              Mais il y avait une autre doctrine et par conséquent un autre « enseignement » ; un « enseignement ésotérique », celui qui se diffuse dans les rencontres privées, là où se donne les « conseils », les « nouveautés », les « directions » ; là où l’on dispose des personnes qui font confiance, se croyant entre les mains d’un « saint » et d’un « maître ». Quels étaient les thèmes de ces directives ésotériques données dans le secret de la confession ou dans les directions spirituelles ? On peut l’apercevoir en prenant quelques notes de la pensée du Père Paul Philippe sur l’amour d’amitié et en les confrontant aux « conseils » des frères Philippe et de Jean Vanier.

              La distinction entre l’amour de bienveillance et l’amour de concupiscence

              Pour le Père, aujourd’hui cardinal Paul Philippe, l’amour de concupiscence est l’amour du désir engendré par le mouvement de l’appétit sensible (le concupiscible). Il n’est, en lui-même, ni moralement bon, ni moralement mauvais. Cependant, il constitue un des fondements des sociétés civiles à la recherche des biens nécessaires à la vie humaine : nourriture, vêtements, logement, etc. Ces biens sont obtenus par les actes humains, principalement le travail, ses instruments et sa direction. Les satisfactions de l’appétit concupiscible et même de l’appétit irascible ne sont pas l’unique fondement de la vie sociale. La vie sociale se construit sur l’amour ou l’amitié[6]. Il y a diverses sortes d’amour et d’amitié. Ce qui édifie une société, c’est ce que Paul Philippe appelle l’amour ou l’amitié de bienveillance.  L’amour de bienveillance agit en voulant le bien de l’autre et en y travaillant ; il est pleinement accompli par l’amour de charité qui est l’amitié la plus parfaite.

L’amitié en effet ne se borne pas à unir les hommes en une identité affective, en une communion d’amour de bienveillance pour leur perfection réciproque. Elle les pousse à s’assembler, à vi­vre ensemble, afin de réaliser effectivement leur perfection ; elle les meut à unir leurs opérations individuelles en un « tout opératif », à se faire    réellement du bien en se donnant à la vie du tout. L’amitié, communion d’actes de bienveillance, crée, vivifie et informe la vie sociale, communion d’actes de bienfaisance. Sans communion des volontés à la base, la société n’est qu’une juxtaposition d’actions individuelles, et un seul effet commun des actions, une « passion »               commune, la propulsion de la barque[7].

              Pour rejoindre la pensée d’Aristote, il faut dire que l’amitié sociale est l’amour du bien commun, elle est la force du lien social, lequel, loin de n’être qu’un « vivre ensemble », repose sur un véritable engagement des personnes. Cette amitié sociale qui sollicite les hommes qui vivent ensemble, non seulement sur un territoire donné, mais qui sont régis par une même loi, par des traditions communes, par une autorité commune, par un attachement à la terre de leurs « pères », est le fondement des sociétés humaines, celles que l’on appelle « mon pays ». Le Père Paul Philippe va plus loin. Cette amitié sociale permet une amitié encore plus élevée, à laquelle peuvent être appelés ceux qui, par la grâce de Dieu, la choisisse et l’accepte, c’est l’amitié selon la « charité ».

 Par la grâce, Dieu conforme notre nature à la sienne de telle sorte que nous puissions participer à sa propre béatitude. Ce don, cette « assimilatio », cette « communicatio » de sa béatitude par la grâce, constitue, de la part de Dieu, le premier acte d’une réelle amitié avec nous et la fonde (disposition ultime) en même temps qu’il la réalise, en nous faisant volontairement y communier. Et, com­me tous les hommes, et même tous les anges, participent de cette même béatitude, sont amis de Dieu, -ou en sont capables- tous sont aussi amis entre eux ou capables de l’être. Or, par la grâce, Dieu est personnellement en chaque homme et chaque homme est en Lui. Aussi l’union affective de la charité a-t-elle pour effet formel immédiat une union réelle, une « communi­catio » spirituelle, une société. La charité réalise formellement une société de tous les hommes -et de tous les anges- en Dieu, une cité, commencée ici-bas dans la foi et parfaite au ciel dans la vision, un royaume, une Église dont tous les hommes sont citoyens, dont le Christ est le Roi, et dont Dieu est le « Tout séparé »[8].

              Voilà quelques notes qui nous permettent de comprendre la pensée du cardinal Paul Philippe sur le sujet de l’amitié.

              Ce qu’en ont compris le « trio »

              Pour le trio Thomas Dehau, Thomas Philippe, Marie-Dominique Philippe, trio auquel accédera Jean Vanier, cet enseignement sur l’amitié a une résonance différente. Et ce qui est différent n’est pas une mise entre parenthèse de Dieu. Ces religieux de l’Ordre Prêcheur ne rejettent ou n’ignorent pas le divin, comme le font nos sociologues et économistes modernes. Ils ne sont pas des émules de Samuelson ou de Keynes, ou même d’Erik Erikson. Bien au contraire, sur tous les terrains où l’Arche s’étend, où s’étendait, un climat religieux est quasi palpable : messe chaque jour, adoration du Saint-Sacrement jusqu’à vingt-trois heures, possibilité de confession, chapelet, etc… et à Trosly Breuil, la direction spirituelle par le Père Thomas Philippe ! Le service de ce climat religieux était aux mains des « tout petits », Jacqueline d’Halluin, Anne de Rosambo et autres « élus » du « Père ». Depuis son retour[9] en France en 1963, Thomas Philippe était de fait, et plus ou moins de « droit [10]», l’aumônier [11] de l’Arche, dont il avait remis la direction à Jean Vanier, ainsi que du studium de l’Eau vive, lequel s’affaissa graduellement. Le départ pour Rome eut un effet destructeur sur la clientèle de l’Eau vive, fondée en juillet 1945.

              Entre séduction et vérité,

              La séduction est un mensonge et l’amitié ne va pas sans la vérité. Dans l’article précédent, j’ai essayé d’analyser les circonstances familiales et directement personnelles qui influencent Thomas Dehau, les frères Philippe et leur sœur. Mais il y a plus ! Il y a aussi les conséquences « politiques » qui ont probablement plus d’importance que celle qu’on leur accorde. Le désastre de la défaite de la France à Sedan, la chute de l’empereur Napoléon III, le passage de l’Empire à la 3e République, les exigences élevées de Bismarck, la perte des États pontificaux et l’enfermement du Pontife suprême derrière les murs du Vatican, tous ces événements sapent l’idéal moral avec lequel les élites bourgeoises soutenaient l’Église. Fallait-il continuer à servir une Église qui donnait les signes d’une telle faiblesse ? La France qui se présentait était alors une France qui renonce à appuyer le Souverain Pontife dans la revendication du respect de sa souveraineté sur ses États pontificaux, une France qui s’est installée dans le régime républicain, lequel, on le sait, sera définitif ; une France qui persécute les religieux enseignants qui doivent, momentanément, s’exiler. Tous ces changements furent ressentis très douloureusement par une certaine partie de l’élite catholique française. Il faudra attendre 1929 et les Accords du Latran pour que les relations entre l’Italie et la France reviennent à une normalité[12] et que politiquement la France « catholique » reprenne vigueur. 

              C’est dans cette période troublée que va se développer l’activité des Pères Dehau et Philippe pour accomplir ce qu’ils considèrent comme « leur mission ». Cette mission qui s’exercera principalement par l’enseignement et la direction spirituelle a deux volets et deux doctrines. Pour les Dehau et Philippe, comme je l’ai déjà montré, la première doctrine – exotérique – suit l’élan donné par Léon XIII, dans son encyclique Aeterni Patris, qui appelle à la restauration des disciplines philosophiques et théologiques selon saint Thomas d’Aquin. La seconde est plus subtile et cachée. Puisque le pape le veut, on deviendra thomiste, mais quant à nous, on prendra une autre solution : on prendra les moyens de vivre et de faire vivre notre « propre doctrine ». Après tout, c’est la liberté de la personne dont il s’agit. Le régime républicain prône la liberté, le modernisme met en évidence ses exigences et appelle au changement. Évidemment, l’Église catholique est contre ! Mais faut-il suivre l’Église ? Il faut rendre à la personne la liberté de ses choix et principalement de ses choix sexuels et les fonder sur un thomisme adapté ! Le modernisme ouvre ses portes ! Et que propose ce modernisme ? Entre autres et d’une façon à peine voilée, la liberté sexuelle ![13]

              Cela n’explique pas en entier les comportements d’une sexualité dévoyée, celle que les Thomas Dehau, Thomas Philippe, Marie-Dominique Philippe et un « disciple » l’abbé Gilbert Adam, ont non seulement pratiquée mais enseignée et prônée, comme si « elle descendait du ciel » ! Cela ne fait que donner les conditions dans lesquelles s’est développé ce « thomisme sexuel » ! Cependant, cette sexualité que l’on a mise sous la « loi de l’amitié de bienfaisance », c’est-à-dire celle qui cherche et aime le « bien de l’autre », le « bien commun », allait laisser tomber l’obligation des sixième et neuvième commandements. Être chaste jusqu’au mariage ; être fidèle à sa femme cela relevait des obligations sociales d’une société en voie d’extinction ! Les lois civiles devenaient de plus en plus permissives. Faut-il abandonner le combat et se replier sur ses propres convictions, uniquement ! Le choix de la chasteté ne bénéficiait plus de la protection de la société. Bien au contraire, cette société trouvait normal de le répudier !

              Rien de ces exigences minimales n’intéresse les Dehau et Philippe ! Ils agissent avec des femmes « consentantes » ou amenées à l’être ; ils n’agissent pas sur des jeunes à peine pubères, ils ne séduisent pas des femmes ignorantes des lois de l’Église ou qui n’en ont qu’une connaissance minimale. Ces femmes ont peut-être eu des problèmes de discernement vocationnel, mais il ne semble pas qu’elles en aient eu au sujet des principes moraux, les plus communs et les plus primaires. Elles savent parfaitement bien que les relations sexuelles entre une femme et un homme ne sont autorisées, par l’Église, qu’en mariage seulement. Mais comme elles ont opté pour la vie religieuse, cela ne les intéresse que peu ou pas du tout ! Elles sont des « vierges choisies » et elles accompagneront l’Époux dans les sphères célestes du cortège des anges !

              Mais ! L’effet séducteur de ces « religieux » qui s’adresse à ces femmes adultes qui, en raison des choix de vie, sont dans une ignorance forte des réactions psycho-affectives de la sexualité ; dans une inexpérience personnelle des sensations corporelles brutalement soumises à des changements sociaux, où les relations entre femme et homme passent du « soupçon» bienséant à une permissivité couverte par la piété ; de ces femmes qui vivent encore dans des milieux clos, sans trop de connexion avec les changements sociaux qui sont énormes et constitutifs d’une autre morale ; ces femmes sont, sans qu’elles le sentent et le veuillent, très vulnérables aux séductions de ces « eunuques » qui se dissimulent sous la robe blanche, dont ils se revêtent, comme autant de mensonges.

              Les prédateurs religieux n’ont pas du tout utilisé le langage courtois du siècle précédent pour s’adresser à ces femmes et les ébranler dans leur ignorante certitude. Ils n’ont pas fait la « cour » avec des mots galants et des gestes significatifs… chose que la femme connaissait et interprétait à sa façon en donnant un consentement voilé ou un refus élégant ! Non, ils ont eu recours au langage religieux, plus, le langage « mystique ». C’était le seul langage qui pouvait toucher ces femmes et il a été généreusement employé. On l’aurait même qualifié de mystique !

              Le langage mystique

              Que faut-il entendre par langage mystique[14] ? Signifierait-il une sorte de communication langagière de certains « secrets » de Dieu qui ne pourraient être donnés à tous et qui concernent soit un avenir que Dieu seul peut transmettre, soit certains traits de la vie surnaturelle – la vie de foi – qui dépasseraient ce que la vertu théologale pourrait apporter ? Selon l’opinion commune, le langage dit « mystique » est un langage ésotérique, il n’est pas communicable à tous et ne peut être connu de tous. Dans ce schéma, le mystique est celui ou celle qui recevrait des connaissances spéciales concernant certains événements à venir et même concernant les personnes. Ces connaissances divines permettraient de poser un certain jugement sur ces personnes et, pour les supérieurs, de diriger avec plus de certitude leurs actes de gouvernement. C’est ce que Thomas Philippe demande à Hélène Claeys. Et c’est ce qu’Hélène lui procure. Et cela est faux ! Le mysticisme n’est pas une projection surnaturelle exhaussant « le tireur de cartes » ou le bohémien qui décrète l’avenir en vous le lisant au creux de la main.

              Alors qu’est-il ? Origène qui commente la première phrase du Cantique des Cantiques : « Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche » (Ct, 1,1) nous dit[15] que ces mots désignent les grâces qui illuminent l’intelligence. Et si nous ouvrons le traité de la grâce qu’a écrit saint Thomas, nous aurons la clé pour interpréter et l’écrit biblique et l’enseignement du maître. Dans son traité sur la grâce, l’Aquinate fait une division concernant la grâce en montrant que certaines grâces sont dites « gratis gratum faciens » concernant les actes par lesquels Dieu lui-même sanctifie la personne qui reçoit ce don. Ainsi sont les grâces sacramentelles, et même toutes les grâces actuelles par lesquelles le Seigneur -et même les anges- illuminent l’intelligence et fortifient la volonté afin que la personne voie où est la vérité de ses actes et qu’elle reçoive la force du vouloir pour y obéir.     

              Il y a aussi les grâces « gratis gratia data »[16], celles qui nous parviennent par quelqu’un d’autre, par exemple celle de la prédication d’un bon et saint orateur, par les conseils d’un ami, par les événements quotidiens ou inattendus, etc. Ainsi, toutes les grâces viennent de Dieu et elles ont pour objet notre sanctification, mais elles ne nous viennent pas toutes de la même façon. Et saint Thomas continue ses distinctions pour nous faire comprendre que les grâces que nous recevons ne nous atteignent pas toutes de la même façon.

              Quelles sont les grâces dites mystiques ? Elles s’attachent à nous faire entrer dans la réception et la contemplation des « mystères » de la vie du Christ, ce qu’il nous enseigne en nous parlant du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Trinité), ce qu’il nous révèle par son Incarnation et par la Rédemption. Si nous ne recevons que l’enseignement oral de ces grands mystères, si leur enseignement, leur développement n’entraînent pas en nous une « oratio » qui conduit à la contemplation, nous serions comme des perroquets qui émettent des sons de voix auxquels ils ne comprennent rien. Et pour cause ! Nous répétons ces grandes vérités de notre foi chaque fois que nous récitons le Credo, principalement à la messe où nous affirmons notre foi avec toute la communion des fidèles dans l’Église. Ces grâces nous font entrer dans les Mystères que l’Église doit nous enseigner et nous conduisent à y participer !

              L’Église est très prudente avec les grâces dites « mystiques » qui ne s’ajustent pas à ce qu’elles doivent être, la contemplation des mystères du Christ. Pour les autres, elles doivent accompagner ce que saint Thomas appelle les grâces morales infuses, c’est-à-dire les grâces qui permettent l’exercice d’une vraie prudence surnaturelle, nécessaire dans le gouvernement des chrétiens, de la justice et de la charité surnaturelles, nécessaires pour la communion dans l’Église, de la force surnaturelle qui va jusqu’au martyr, de la tempérance surnaturelle qui équilibre la vie quotidienne !

              Ceci étant dit, nous pouvons conclure, sans manquer à la charité, que les rencontres entre Hélène Claeys et Thomas Dehau ou Thomas Philippe n’étaient pas le fruit des grâces mystiques ! Les voix intérieures, les récits des vérités théologiques répétées sans qu’elle ait étudié la théologie, étaient probablement les fruits d’un imaginaire fécond, d’une mémoire aiguisée et surtout d’une cogitative : discours qui imite le discours intellectuel sur des réalités particulières sans s’appuyer sur des bases universelles -chose que l’on fait maintes fois chaque jour- actives. Cependant, parlant un langage de voyante, elle a ébloui le religieux aveugle, Thomas Dehau, lequel y trouvait des compensations suffisantes !

              Les dénonciations

                            Madeleine Guéroult

              Il est toujours imprudent de s’insérer dans des activités douteuses quand on ne peut pas en maîtriser tous les événements. Les Pères Thomas et Marie-Dominique Philippe ont eu beau multiplier les obligations du secret, ils auraient dû se douter qu’un jour ou l’autre leurs actes seraient dévoilés, puisqu’ils n’avaient aucun pouvoir d’en châtier les violateurs. C’est ce qui arriva avec la dénonciation faite par Mme Madeleine Guéroult[17]. « Madeleine Guéroult embrasse la vocation religieuse et entre le 12 septembre 1935 au noviciat du monastère des bénédictines de Saint-Nicolas de Verneuil (Eure) où elle prend le prénom religieux de Marie, qui était son prénom d’usage ». Elle prend l’habit le 15 avril 1936. Elle en sort l’année suivante pour cause de mauvaise santé. Elle développera un talent de reproduction de miniatures pour lequel elle est douée, sans cependant qu’il soit suffisant à assurer un minimum vital. En 1950, elle entre en relation avec le Père Marie-Dominique Philippe, lors d’un voyage à Fribourg. Il devient son directeur de conscience et l’envoie au Centre spirituel de l’Eau vive que dirige son frère Thomas Philippe. Elle est à peine arrivée, que trois jours après, le Père Thomas lui témoigne une considération particulière, l’incitant à prier seule à ses côtés tard le soir et à nouveau le matin. Il l’introduit dans son bureau et la rejoint dans la chambre qu’elle occupe. Elle en est surprise, mais étant donné la réputation de sainteté du bon Père, elle accepte. Mais lorsque les gestes du Père Philippe prennent un tout autre sens, elle proteste avec vigueur :

Après un moment, prétextant des crampes, il s’est assis sur le bord de mon lit, et m’y a fait mettre à côté de lui. Puis il a ôté son scapulaire et ouvert sa tunique pour que je repose ma tête sur sa poitrine nue. Je trouvais cela bien insolite mais, le croyant très saint, je me disais que le Cœur du prêtre est un autre tabernacle et je priais vraiment. Puis il s’est étendu de tout son long sur mon lit, me demandant d’en faire autant. J’ai manifeste une vive hésitation, puis refusé. Il m’a dit que j’avais des pensées trop humaines dans des choses aussi divines, que N[tore] S[eigneur] et St Jean étaient ainsi à la Cène, que mon manque d’esprit et de foi blessait le Cœur de Jésus. Alors je l’ai fait. Après, il a voulu glisser une de ses jambes entre les miennes. Je l’ai repoussé avec violence, en lui disant : « Ah ! non, pas de ça ! » Alors, il a commencé ses théories, pour essayer de me convaincre, celles que j’ai déjà rapportées : la femme perdue d’Osée, le sacrifice d’Abraham, les mystères glorieux, la transcendance de la mission prophétique (de sa mission) par rapport aux normes de la morale. Il m’a demandé, avec la persuasion la plus instante, de me lier à lui par un acte de foi absolu en cette mission et en lui-même. J’ai répondu que je ne pouvais faire d’acte de foi qu’en Dieu seul […] Il répondait que ce n’était pas à moi de faire cette discrimination, qu’il était l’instrument de Dieu.

           Et ainsi Madeleine Guéroult continue, manifestant un trouble croissant : « Il me disait des choses vraies et des choses fausses et des choses vraies pour aboutir à des fausses. Et je voyais tout cela avec une extrême lucidité et j’en avais en même temps le vertige, celui de l’intelligence qui ne peut pas abdiquer, et en même temps aurait soif de pouvoir dépasser pour Dieu toutes ses propres limites. J’aurais pu tomber dans l’illusion… et j’ai compris plus tard comment les autres y était tombées ».

              Me devinant sans doute en suspens et déroutée, il s’est alors étendu sur moi, et a très            prestement et habilement glissé sa main sous mon corsage pour me saisir les seins, tout en              faisant une prière à la Très Sainte Vierge, dont les mamelles avaient allaité le Fils de Dieu.

              J’ai arraché sa main avec violence, en lui disant : « Mais vous êtes dans l’illusion    diabolique ».

              Madeleine résiste tant qu’elle le peut, mais décide de rester à l’Eau vive et croit que Dieu lui assigne la mission de « remettre » Thomas Philippe dans le droit chemin et maintenir son rayonnement à l’écart du scandale. Elle découvre que ce qui lui est arrivé, loin d’un dérapage ponctuel, est un phénomène récurrent, « non seulement accepté mais même recherché par un ensemble de femmes, consacrées ou non, aussi bien parmi les laïques dominicaines, parmi les tertiaires dominicaines qui administrent le centre spirituel, que dans les deux communautés dominicaines féminines voisines du monastère de la Croix et du couvent de l’Épiphanie ».

              Désespérée, elle se confie au cousin de Thomas, Jourdain Bonduelle, dominicain assigné au Saulchoir. Il lui confirme que les faits sont inadmissibles et lui recommande d’attendre le retour de son directeur… le Père Marie-Dominique. Dès son arrivée, ce directeur s’empresse de justifier les actes de son frère et l’encourage même à y participer, au nom d’un charisme exceptionnel et d’un besoin affectif qui les déplacent au-dessus de la morale commune. Le Père Marie-Dominique ne voulant entendre rien de mal de ces pratiques sexuelles, préfère conseiller à Madeleine de quitter le Centre de l’Eau vive. Madeleine reste encore un peu, dans l’espoir de « sauver » Thomas Philippe. Elle renouera avec lui une relation complexe, moins érotisée qu’auparavant, alors qu’il s’obstine à vouloir disposer de son corps de femme au nom des récompenses mystiques que cela doit leur procurer. « Chacun d’entre eux combat en mettant en avant sa connaissance de la conception la plus authentiquement catholique de l’amour, selon l’institution pour elle, selon l’Esprit pour lui »[18].

              En fait, les confidences faites à Jourdain Bonduelle feront leur chemin. Il en parle au Chanoine Charles Journet, lequel avertit le Père Réginald Garrigou-Lagrange, qui informe le Saint-Office et le Maître de l’Ordre, Emmanuel Suarez (1946-1954). Un ordre est envoyé de Rome, Thomas Philippe est prié de se rendre à la convocation de la Suprême. Le procès, confié à Mgr Paul Philippe, durera de 1952 à 1956, date à laquelle Thomas Philippe signe une abrogation et accepte la destitution de tous ses pouvoirs liés à l’état sacerdotal.

                            Michèle-France Pesnau

              Son témoignage a été diffusé par Arte début mars 2019. Elle est née le 31 juillet 1945 et est l’aînée d’une fratrie de quatre enfants ; elle perd son père, épicier du centre-ville de Nantes, à l’âge de neuf ans. La famille se trouve dans un état de précarité financière. Elle termine son bac à l’Institut Saint-Dominique. En 1959, elle découvre la Bible et la lit et la relit. Après le bac, elle commence des études de philosophie, mais pense surtout entrer au Carmel. Elle obtient sa licence de philosophie le 4 décembre 1966 et elle entre immédiatement au Carmel de Boulogne-Billancourt, elle prend l’habit le 29 juin 1968 et prononce des vœux solennels le 2 juillet 1971, même si elle ressent la vie communautaire comme pesante. La vie au carmel de Boulogne s’avère de plus en plus difficile. Afin de l’aider, la supérieure lui conseille de recourir à l’aide spirituelle du Père Marie-Dominique Philippe, lequel devient son conseiller spirituel. Au cours des rencontres, le Père Marie-Dominique lui confie que, symboliquement, elle est la « petite enfant du Père Dehau ». En 1972, il lui prend la main -les grilles se sont ouvertes par la réforme des carmels- la direction spirituelle incluant la tendresse. Lors d’un passage quelques semaines plus tard, il la prend dans ses bras et à travers la grille, l’embrasse de manière plus appuyée en articulant ces démonstrations sur des justifications religieuses qui l’identifie à la figure de Dieu lui-même.

              Michèle-France en subit de réelles détresses et tout son sens critique s’effondre. Au cours des mois qui suivent, les rencontres se poursuivent et l’échange des caresses augmente. La communauté de Boulogne, prise par les difficultés de la nouvelle réforme, ne lui est d’aucun secours. Se voyant sombrer dans une dépendance affective, elle recourt à saint Jean de la Croix. En 1973, sa supérieure lui permet de rejoindre le Père dans un appartement parisien où il dispose d’une chambre : « le lit devient un lieu d’exploration des corps sous couvert de prier ensemble ». A partir de ce temps, le Père lui impose une triple injonction : 1° ne pas essayer d’analyser ; 2° voir tout avec lui et seulement lui, qui est, pour elle, l’instrument privilégié de sa relation à Dieu ; 3° croire à son parfait désintéressement. « Facilité par la carence totale de réflexion sur la chasteté lors des années de noviciat, l’enseignement de Marie-Dominique Philippe fonctionne à plein ». Elle prend la résolution de fuir le carmel le 19 août 1974 et se tourne vers son Père spirituel pour orienter sa nouvelle vie, ayant obtenu son exclaustration de l’évêque de Nanterre. Marie-Dominique lui conseille de s’installer à Paris pour y travailler comme femme de ménage. Elle loue une chambre de bonne qui devient le lieu de rencontre lorsqu’il quitte Fribourg pour cet « accompagnement spirituel ». Soucieux de préserver sa virginité de femme, il ne lui impose que des « fellations » et les jeux sexuels sont toujours orientés dans le sens de l’abandon à la volonté de Dieu, dont il est lui, le père spirituel, l’unique représentant.

              En 1975, le Père Marie-Dominique lui propose de se joindre à la petite communauté bénédictine que fonde sa sœur, mère Winfrida, à Azé, en Bretagne. Elle accepte de la rejoindre, croyant y mener une vie érémitique, installée dans le grenier de l’ancien presbytère. Elle sera bientôt visitée par Thomas Philippe qui l’encourage à poursuivre sa relation mystico-érotique avec son Père spirituel, tout en lui imposant des pratiques sexuelles analogues à celles de son frère. Finalement, il lui propose de venir le rejoindre à Trosly-Breuil, lieu de la fondation de l’Arche que dirige Jean Vanier. La situation matérielle s’est améliorée, mais elle vit dans la séquestration d’une emprise sexuelle mystico-érotique. Thomas Philippe la sollicite souvent dans des rendez-vous nocturnes, dans sa chambre. Agissant comme son frère, il l’oblige à recevoir son autorité de théologien et de prêtre pour qu’elle accepte les pratiques sexuelles qu’il nomme « grâces mystiques ». Elle participe à la vie religieuse de La Ferme mais elle ne peut rien dire, les deux frères lui imposant le non-dévoilement du secret de confession !!! Finalement, elle se résout à écrire une histoire de sa vie : l’Emprise, ce qui la libère progressivement, lui permettant de faire le point sur sa vie faussement mystique, pour pouvoir vivre une vraie vie de don à Dieu. Elle y trouve une aide à repousser toute pensée suicidaire et devient capable de vivre avec des amitiés, entre autres avec Jeanne Rindey, laquelle, bien qu’assistante de l’Arche, a vécu les mêmes tourments, les mêmes turpitudes et la même domination du Père Marie-Dominique Philippe. Elle essaie d’entrer au monastère de Bouvines alors que la prieure était Sœur Cécile de Jésus, la sœur des Philippe. Elle retombe alors sous la domination de Thomas Philippe, ne pouvant se défaire de l’emprise qu’avait exercé sur elle son frère. La prise de parole à l’émission d’Arte la libère un peu, mais elle est loin d’avoir apporté un témoignage suffisant, mue par la peur de perdre son salaire comme assistante directrice de l’Arche. Ce n’est qu’en 2013 qu’elle osera dire ce qu’elle a dit, quand le prieur général de la Communauté Saint-Jean osera révéler les graves déviances du Fondateur ! Son témoignage public a ouvert des portes, mais il en a fermé d’autres et beaucoup ne lui ont pas pardonné d’avoir mis l’Arche et l’Église dans le rang des coupables ! Il aurait fallu que Michèle-France parle, sans rien dire !

QUE DIRE POUR CONCLURE ?

              L’Église en a vu beaucoup d’autres. C’est peut-être la première fois, qu’elle se trouve face à une situation où ses élites, des prêtres ministres de l’Offrande du Christ à l’Autel et consacrés par la vie religieuse semblent devenir ses propres persécuteurs[19].

              Ce qui frappe le plus en lisant ces rapports, ce ne sont pas les actes de ces hommes appartenant à des familles très catholiques et se voulant au service de l’Église.  Ce sont ceux de ces hommes qui ont peut-être été mus par d’autres causes pathologiques que l’on s’est efforcé de cacher. Le rapport de l’Arche se fait prudemment l’écho d’examens psychiatriques en mentionnant la possibilité d’une addiction sexuelle chez Thomas Philippe, mais il ne mentionne que lui. Cette hypothèse est possible. Est-elle suffisante ? Quoi qu’il en soit, les incidences psychologiques, même si elles étaient vérifiées, n’expliqueraient que peu de choses. Elles ne dégageraient pas les responsabilités de Thomas Dehau, de Marie-Dominique Philippe, de la sœur Cécile de Jésus. La force du clan familial était-elle à ce point si grande qu’elle dégageait la grave responsabilité des frères et de la sœur face aux actes intrinsèquement pervers du seul frère ? Ou alors les faits et les actes incitent à penser que tous étaient complices ? Bien que condamné par un procès canonique, Thomas Philippe s’est efforcé de minimiser la gravité de ses comportements et a multiplié les démarches pour retrouver la plénitude de ses pouvoirs sacerdotaux. Mais, il n’a jamais renié sa théologie mariale « débridée » et ses gestes pieux transformés en autant d’actes qui pourraient être qualifiés de blasphématoires ? Cet homme, grand professeur à l’Angélique, au Saulchoir, fondateur d’un Centre spirituel, obscur directeur de l’Arche -une œuvre louable par son projet d’humaniser le handicap intellectuel et de réinsérer les malades dans une vie sociale gratifiante- a-t-il jamais pris conscience de la démolition intérieure de ces femmes qu’il condamnait à vivre dans un malaise psychologique incessant ? Ces hommes les condamnaient à vivre une vie de négation des grandes vérités théologiques et morales. Ils introduisaient en elles de vifs sentiments de culpabilité, souvent de désarroi ! Ils avaient constitué, chacun, un harem et ils en demandaient la bénédiction à Dieu et la protection de Mater Admirabilis ! Consciemment ?

              Mais il est inutile de nous étendre sur les graves déficiences du vrai fondateur de l’Arche. Ces femmes, qui ont été coopératrices des comportements de Thomas Dehau, des frères Philippe et de leur sœur, qu’en dire ? Toutes semblent être tombées sous le charme et la séduction. Un point est inquiétant, ces femmes semblent n’avoir jamais songé au mariage. Elles semblaient toutes être avides d’une vie religieuse, donc une vie marquée par la chasteté parfaite. De quel nature était ce désir ? Et surtout étaient-elles vraiment formées à cette vie de renoncement. On ne renonce qu’à ce que l’on connaît. On ne sacrifie que ce que l’on aime pour un amour plus élevé. On se trouve devant un groupe de femmes -plus de trente pour Thomas Philippe-, un certain nombre pour Marie-Dominique qui se dissimule derrière son grand frère. Combien pour Thomas Dehau ? Une seule : Hélène de Gand ?

              Ceci dit, qu’est-ce qu’elles savent, ces femmes, de la sexualité ? Qu’est-ce qu’elles ont compris des mouvements du corps, des réactions du cerveau devant l’attente du désir sexuel ? À cette époque, le mot « sexe » ne franchissait pas les grilles des cloîtres. Ce mot était banni, même en confession. De sorte que, dans une certaine mesure, ces femmes n’ont pu mesurer l’impact dans leur corps des premières caresses et des « fraternels » baisers. Au fond, elles se sont comportées comme des adolescentes naïves dont la famille comptait sur le mari pour tout enseigner à la jeune épouse, les tendresses et les actes de l’étreinte sexuelle. Cela entraînait souvent de sérieux dégâts pour les « petites épouses » comme cela, a entraîné de sérieux tourments pour ces femmes, encore « pubères » dans leur psychologie, alors qu’elles atteignaient l’âge de la ménopause. Il y a des silences pieux qui deviennent complices d’actes odieux ou même criminels. L’ignorance est-elle toujours dirimante par rapport à un acte grave dont l’âge et la maturité sembleraient porter la responsabilité ? Lorsque Thomas Philippe eut un acte sexuel complet avec Anne de Rosambo et qu’il en résulta une grossesse non désirée, la seule préoccupation des femmes a été de faire disparaître le fœtus, ce qui fut fait par une doctoresse des cercles d’amis, quitte ensuite à célébrer des funérailles solennelles pour ce fœtus baptisé post-mortem. C’était un avortement ! Personne ne s’en souciait ! Mais le plus surpris fut Thomas lui-même, qui pensait fort que la Vierge allait détourner la nature pour préserver la partenaire de son groupe -les « tout petits »- des conséquences d’un acte sexuel naturel. On a beau être un « grand théologien », il y a des choses simples de la nature qu’on ignore et qu’une brave petite paysanne connaît mieux !

              Lorsque les faits commencèrent à être dévoilés, une femme est allée voir Jean Vanier, qui avait eu avec elle les mêmes comportements que ceux des familles Dehau et Philippe. Et Jean avait répondu : « Je croyais que c’était bon ! »   Tout repose en ces mots : « On croyait que c’était bon ».               Aline Lizotte.


[1] Tangi Cavalin, L’Affaire – Les Dominicains face au scandale des Frères Philippe ; Emprise et abus, enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et l’Arche, (1950 -2019), Éditions du Cerf, 2023. 

Commission d’étude mandatée par l’Arche internationale (Bernard Granger, Nicole Jeammet, Florian Michel, Antoine Mourges, Gwennola Rimbaut, Claire Vincent Mory), janvier 2023.

[2] Il faut lire, en diagonale, le livre de Thomas Dehau, pour saisir l’importance de cette mystique cachée enfouie dans le secret des vies qui tentent, selon ce qu’ils appellent le secret de Marie, d’introduire un mode nouveau de vie religieuse et consacrée. Ce mode, tenterait d’imiter les tendresses de Marie vis-à-vis de son fils Jésus-Christ, et deviendrait la figure emblématique dans laquelle s’inscrirait le nouveau mode de la vie religieuse des consacrées. Possible ? Sauf qu’ils considèrent ou appellent « incestueuse » la relation de Marie et de Jésus. Que veulent-il dire ?

[3] Rappelons qu’il n’y a aucun lien de parenté entre ces deux « Philippe ».

[4] Ce terme de « l’amitié de bienfaisance » sera développé dans l’enseignement du Père Marie-Dominique Philippe, il semble découler d’un livre du Cardinal Paul Philippe : Le rôle de l’amitié dans la vie chrétienne selon saint Thomas d’Aquin, Edition l’Angelicum, 1938. En fait, il y a une marge importante entre la pensée de Paul Philippe et celle de Marie-Dominique Philippe.

[5] Aristote, Éthique, Livre VII et VIII.

[6] Aristote traite du fondement des sociétés dans l’Ethique à Nicomaque et dans son traité sur la Politique, mais il le fait après avoir montré que la « justice » est le premier fondement d’une société.

[7] Paul Philippe, o.p. Le rôle de l’amitié dans la vie chrétienne, op.cit.

[8] Ibid, pp.142-143.

[9] En 1952, le Père Thomas Philippe fut convoqué à Rome, en raison de dénonciations graves de son comportement vis-à-vis des femmes. Il fit face à un procès canonique jusqu’en 1956, date où il signe son abjuration. La possibilité de son retour en France ne lui est accordée qu’en 1963. Voir le premier article.

[10] Il le fut de « droit » quand l’évêque de Compiègne, Mgr Desmazières, lui confia cette mission, alors qu’il ne savait rien des « interdits » qui pesaient encore sur lui concernant l’exercice de ses pouvoirs sacerdotaux. Cela lui valut une lettre de Mgr Paul Petit, assez salée.

[11] En fait, il avait été nommé aumônier du Val Fleuri de Sarthe et non de l’Arche !!

[12] Les Accords du Latran, qui réglaient l’autorité temporelle du pape, ont été une grande déception pour une partie des classes bourgeoises catholiques. Ils ont eu lieu entre Pie XI et Mussolini : Les accords du Latran portent le titre officiel de Traité entre le Saint-Siège et l’Italie. Ils furent signés au palais du Latran, le 11 février 1929, entre l’État italien, représenté par Benito Mussolini, et le Saint-Siège, représenté par le cardinal Gasparri, secrétaire d’État du pape Pie XI. Les accords comprennent trois conventions distinctes : un traité politique qui réglait la «question romaine» ; une convention financière (quatre milliards de lires) qui dédommageait le Saint-Siège ; et un concordat qui statuait sur la position de l’Église en Italie (le catholicisme devenait la religion officielle de l’État italien). Le pape perdait ses anciens États pontificaux et acceptait de n’être plus souverain temporel que sur l’État de la Cité du Vatican formé de 44 hectares, soit le plus petit État du monde. La nouvelle République italienne de 1946 a reconnu les Accords de Latran, mais n’a plus accepté les lois catholiques, car l’Italie instaurait la séparation de l’Église et de l’État.

[13] Cf les études sur Margaret Sanger et la découverte de la pilule Pincus.

[14] Le mot « mystique » ou mysterium vient du grec et signifie « à bouche fermée », il désigne en premier lieu, les cérémonies d’initiation que les Grecs inauguraient pour célébrer, dans les Temples dédiés, un grand Dieu ou Déesse. L’initiation qui demandait une nuit de jeûne et de veille se terminait par une lumière qui envahissait le temple. Elle marquait un certain passage à la vie de la maturité. C’était l’octroi de la sagesse. En fait, ce que l’on appelle aujourd’hui la mystique chrétienne désignerait l’octroi, par Dieu, de certaines grâces d’initiation dans la vérité de foi qui ne viennent pas du labeur de la théologie. Elles demeurent toujours dans le champ des grâces datis datae, elles ne sont pas le signe de la sainteté, mais elles sont des dons de connaissance et d’interprétation et par conséquent elles ne sont pas données à tous.

[15] Origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, L. 3, 92.

[16] S.Th., Ia-IIae, q. 111, a.1, c.

[17] Le récit qui suit est un résumé pris dans le rapport de Tangi Cavalin, op. cit, pp. 34-41.

[18] Voir Tangi Cavalin, op. cit., p. 31- 41 ; pour le récit de tous les cas semblables sur les femmes cités, p 27 -78.

[19]  Je n’ai relaté que deux faits, si vous en voulez plus, il faut ouvrir les deux rapports que l’on trouve facilement sur Internet !