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L’affaire : le scandale d’une nouvelle spiritualité « érotico-mystique »

THOMAS DEHAU, THOMAS & MARIE-DOMINIQUE PHILIPPE, JEAN VANIER

              En janvier sont parus deux ouvrages très documentés sur les comportements douteux des fondateurs de l’Eau vive de l’Arche et de la communauté Saint Jean. La lecture et l’étude de ces documents, l’un de 900 pages, l’autre de 700 pages demande un effort et du temps pour comprendre la dimension réelle de cet « affaire ». Rares sont ceux qui auront le temps de les lire. Les agissements qu’ils révèlent dépassent largement ceux que la presse dénonce habituellement. La personnalité, la notoriété  de leurs auteurs, les justifications mystiques qu’ils donnent de leurs actes qui s’écoulent sur presque un siècle posent de nombreuses questions. Les principaux acteurs de ce drame sont en effet des religieux contemplatifs et des sœurs contemplatives qui sont pour certains de grands intellectuels ayant par ailleurs un enseignement « officiel », conforme à la théologie morale de l’Eglise. Pour comprendre pourquoi et comment ces faits ont été possible une analyse complète et minutieuse s’imposait. Ce premier article examine le contexte familial, social et ecclésial dans lequel est né ce scandale. Un second proposera une tentative d’explication

La sexualité ne s’est jamais aussi bien portée que dans la période qui s’étend de la fin de la Grande guerre jusqu’à nos jours. Elle n’a jamais été aussi voyante, préoccupante et troublante. Elle n’est plus ce lieu de plaisir caché, secret transmit bouche close. Elle n’appartient plus  à cette sphère des comportements les plus intimes. La sexualité ne se cache plus. Elle a cessé d’être honteuse. la honte. Elle s‘affiche, devant la porte de nos maisons, dans les revues, les journaux, les conversations dévoyées. On en parle de manière banale comme d’un rôti que l’on va mettre au four pour un bon déjeuner entre ami. Et avec cette affaire elle franchi un nouveau pas. Elle est devenue mystique ! Nous sommes entrés dans l’ère de l’érotico-mystique. C’est ce que nous dévoilent ces deux livres. Ils nous introduisent dans des sphères que personne n’avait jamais jusqu’ici franchies : la mystique érotique ! Et cette nouvelle façon de franchir les limes de la mystique en l’introduisant dans le plaisir sexuel porte des noms : le Père Thomas Dehau o.p., le Père Thomas Philippe o.p., son frère le Père Marie-Dominique Philippe o.p., Leur sœur selon le sang mère Marie Cécile de Jésus, Jean Vanier dont, Pauline, sa mère était aussi la fille spirituelle de Thomas Dehau. Ce premier groupe s’appela les « tout petits ». C’est de lui, grâce à l’aide financière de leur famille, qu’émane le Centre spirituel de l’Eau vive et l’Arche de Jean Vanier.

Il ne s’agit donc plus de savoir si tel ou tel religieux a eu des relations sexuelles immorales avec des partenaires féminines. Il s’agit de comprendre comment ils ont élaboré une nouvelle spiritualité, un mode d’être et d’agir, utilisant les données de la foi pour faire du « désir spirituel de Dieu », une consécration, à la fois sensuelle et sexuelle, capable de signifier, comme dans le mariage, le don absolu de l’âme et du corps[1].

L’influence des familles

Dans la question qui fait l’objet de cet article, le contexte social se réduit à trois familles de la bourgeoisie du Nord de la France, plus exactement près de Lille : la famille Dehau, la famille Philippe, la famille Bonduelle. La famille Dehau et la famille Philippe, représentent, à elles deux, vingt enfants ! l’honneur et la foi catholique de ces familles comme celle de Jean Vannier étaient reconnus et restent toujours connus. Quel rôle ont-elles pu jouer ? Ont-elles même joué un rôle ? Qui est responsable ?  

                      La famille Dehau

La famille Dehau, d’origine flamande (de hauto, l’épi), est une famille d’ancienne bourgeoisie de Bergues-Saint Winoc ayant contracté de nombreuses alliances avec la noblesse terrienne et militaire. Elle avait accumulé une importante fortune foncière et immobilière[2].  À l’époque dont on parle dans cet article, Le patriarche, de Felix-Étienne Dehau, est l’unique descendant d’une lignée qui avait vu son pouvoir et sa fortune assurés par la Couronne de France après la prise de Lille en 1667 par Louis XIV[3]. Félix-Étienne est le père du religieux dominicain Thomas Dehau (Pierre) dont le rôle obscur n’est pas négligeable dans la saga des frères Philippe. Ce chef de famille, Félix-Etienne, a un profil très particulier. Catholique fervent monarchiste, pieux et fort généreux, il est légitimiste (partisan du comte de Chambord à la succession royale contre la branche aînée des Orléans). Même si sa ferveur monarchiste pour le comte de Chambord demeure, il accepte entièrement la demande de Léon XIII faite dans la lettre encyclique « Au milieu des sollicitudes », publiée le 16 février 1892, appelée le Ralliement et participe aux élections républicaines. Élu maire de sa petite ville, Bouvines, il échouera à tous les scrutins qui lui permettraient une influence politique plus élevée. Mais en avait-il vraiment besoin ? Pour lui, l’argent n’est à ses yeux qu’un moyen de faire le bien ! Il mène la carrière politique d’un homme de terrain avec un sens aigu de la « redistribution » volontaire de ses richesses, un désir constant, inhabituel de l’éducation du peuple et le dessein de protéger la famille traditionnelle. De culture germanophone, il se rend souvent en Allemagne pour écouter des concerts et en Suisse pour faire de l’alpinisme. Mais il n’adhère pas aux théories socialistes et marxistes qui se développent en Allemagne. Pour lui, seule la doctrine sociale de l’Église, principalement Rerum Novarum, permet de respecter la valeur morale de l’économie et d’éviter les injustices d’une économie ultra libérale ou socialiste. Sa longue vie est occupée par des chantiers de construction. S’il s’installe à Bouvines, c’est pour se situer dans la lignée de 1214, pour garder vivant le souvenir d’une des plus célèbres batailles de l’histoire de France, l’affrontement des troupes royales de Philippe Auguste contre celles de l’empereur Otton IV. Comme maire et comme notable, Felix Dehau va, avec un zèle inégalé, entretenir ce souvenir à la veille du déclenchement de la guerre, à l’été 1914. Il rassemble autour de la haute église néo-gothique de son village, dont il a, en grande partie, financé la reconstruction, une foule unie dans la fièvre patriotique et catholique : 1914 rejouant 1214 contre l’ennemi germanique toujours renaissant.[4] 

Une anecdote, racontée par un de ses descendants, illustre cette personnalité atypique.

Un notaire vers 1910 lui confie : « Monsieur Dehau, vos régisseurs et vos fermiers vous volent depuis toujours. Il répondit : « À la grâce de Dieu ! La plupart des hommes de mon rang et de ma fortune entretiennent des danseuses, jouent aux courses, au casino. Eh bien moi, j’achète des abbayes pour les rendre aux moines, des domaines pour nourrir les pauvres à des prix inférieurs au marché, des maisons pour les loger, je construis des écoles ou des orphelinats pour éduquer leurs enfants dans un bon esprit »[5].

Félix-Étienne Dehau épouse Marie Lenglart-Barrois, enfant unique. Ils ont dix enfants dont huit filles et deux garçons et cinquante-trois petits enfants. En 2008, on recense plus de deux mille cinq cents descendants. Ils sont riches parmi les riches et du même rang que les Lenglart, les Barrois, les Virnot, les Le Thierry d’Ennequin. Ce sont des négociants, banquiers, « sayetteurs », fabricants de sucre, de dentelles. Ils avaient accumulé des fortunes importantes, accrues par des achats en masse des biens d’Église au moment de la révolution française. Ils appartenaient au tout premier cercle des fortunes du Nord dont la plupart, à leur différence étaient libres penseurs et adeptes du « progrès dans l’ordre ».

Les deux époux « réfugiés » à Bouvines n’étaient pas de « ce monde ». Dans ces conditions négocier les mariages devenait difficile. Deux critères étaient examinés  : il fallait que les promis fussent riches… afin d’avoir les moyens d’être prodigues envers les pauvres ! Il fallait surtout qu’ils répondent au critère le plus important : la parfaite éducation et adéquation entre le credo catholique et la vie catholique du promis ou de la promise. Trois de leurs filles épousent des fils d’industriels ultra-catholiques : un Prouvost (textile), un Bonduelle (conserverie), un Jeanson (textile). Deux filles deviennent religieuses ; deux autres filles, épousent des juristes : notaire et avocat. Des deux garçons, l’un devient dominicain et l’autre, le benjamin, agriculteur. Une seule fille ne s’est pas mariée et assume la garde du domaine de Bouvines.

La générosité de Félix-Etienne se « continua » après sa mort, par l’Association des Fondations Félix Dehau, une association selon la loi 1901 qui aida nombre de monastères et abbayes. Cet homme atypique avait coutume de dire : « Ce que j’ai, Dieu me l’a prêté ! » « Nous ne sommes tous que des locataires de Dieu ».

            La famille Philippe

La famille Philippe, s’installera à deux kilomètres de Bouvines, à Cysoing.  Henri Philippe épouse Élisabeth Dehau, l’une des filles de Félix Dehau. Henri est notaire, et bien que la famille ne soit pas aussi riche que celle des Dehau, elle appartient aussi à un milieu privilégié. La famille Philippe donne naissance à dix enfants. Trois d’entre eux entreront chez les dominicains : Pierre …Jean, le troisième, entrera chez les Dominicains et prendra le nom de Thomas. Henri suivra son frère dans l’Ordre des prêcheurs et se nommera Marie-Dominique. L’une de leur fille deviendra moniale. Survint la guerre de 1914. Henri, en raison de sa famille nombreuse, aurait pu être dispensé de s’y enrôler ; il crut de son devoir d’y participer. Il quitte donc sa famille, laissant son dernier fils, Henri, qui n’a que deux ans, et sa femme Élisabeth enceinte de six mois. Les temps de guerre furent très difficiles pour Élisabeth et sa nombreuse famille. C’est grâce à des voisins, paysans, qu’elle ne manqua jamais du lait nécessaire aux « petits ».

Henri revint sain et sauf de la guerre, mais le régime de vie des tranchées l’a durci. Il reprend son cabinet de notaire et son rôle de chef de famille. Comme père, il se montre dur et sévère et Jean (le futur Père Thomas), qui entre dans l’adolescence, ne put jamais créer un lien d’amitié avec un père lointain et exigeant. Henri (le futur Père Marie-Dominique) s’attache profondément à sa mère qu’il aide… si l’on peut dire, mais qui fut pour lui, comme une certaine icône de la femme.

  Malgré tout le prestige que ces deux familles laissaient aux gendres et aux brus et aussi aux autres membres qui s’en approchèrent, il y manquait quelque chose qu’on pourrait appeler la réalité de l’histoire. Ce sont des « parfaits » dans un environnement « parfait ». Ils forment comme une sorte d’aristocratie de la sainteté. C’est comme cela qu’on les désigne et qu’il se désignent. Marie-Dominique proclame la sainteté de son frère, le père dominicain Thomas Philippe, et cette dernière traite son jeune frère comme un jeune saint plein d’avenir. Les deux Philippe ne cesseront d’encenser l’inspirateur obscur et humble,  « l’oncle », le Père Thomas Dehau.

Les influences ouvertes et les influences secrètes

Dans ce climat de la fin du XIXe siècle, marqué politiquement par la défaite de 1870, la victoire de l’Allemagne, l’empereur fait prisonnier, la proclamation de la République le 4 septembre, Thiers devient chef du pouvoir exécutif de la République française, la France est sans dessus-dessous. Elle va devoir faire face à l’affaire Dreyfus et en même temps, à la Séparation de l’Église et de l’État. Malgré tout, chacun pressent que cette proclamation républicaine est définitive ; la France sera une République. McMahon démissionne. Il est remplacé par Jules Ferry à la présidence de la République. Ferry, dépose le 15 mars 1872, un projet de loi demandant que l’on exclue de l’enseignement (public ou privé) les membres des congrégations non autorisées. La rigueur gouvernementale s’abat d’abord sur les jésuites, lesquels, comme la grande partie des congrégations, refusent toute demande d’agrégation. Aucune autre possibilité ne s’offrant, on cherche la négociation. Mais Émile Combes devenant président du Conseil, demande aux préfets, par circulaire, de fermer dans un délai de huit jours, les établissements scolaires non autorisés. Plus de 2 500 établissements scolaires sont touchés. Le tollé est immédiat. La résistance catholique s’organise et accuse le président d’illégalité. Mais, même s’il y eut une entente pour garder dans l’école privée un certain enseignement de la religion, on s’aperçut qu’il fallait des maisons et des lieux d’enseignement pour transmettre la foi et la culture chrétiennes. « Des Instituts » sont créés pour donner à l’enseignement supérieur les connaissances théologique, philosophique, éthique, littéraire, nécessaires à la foi. Ainsi sont nés, dans la région lilloise, les deux centres que furent le Saulchoir et l’Eau vive. Les dominicains de la Province de Paris s’y insèrent selon leur préférence, au risque de leur liberté civile et de leur trésorerie.

Le Saulchoir, une fondation dominicaine

Avec les lois de 1880 qui commandaient l’expulsion des religions, certains frères dominicains s’exilèrent en Belgique, en Espagne, en Angleterre, en Autriche.  En 1895, ils furent autorisés à se réinstaller à Flavigny. En 1904, ils installèrent leur studium generale dans une ancienne abbaye cistercienne nommée « Le Saulchoir », c’est-à-dire un lieu planté d’un saule. C’est là qu’ils continuèrent d’augmenter le fonds de leur bibliothèque et qu’ils poursuivirent leurs activités d’étude et de recherche. En 1939, ils rentrent en France, appelés aux services de l’armée ! Ils s’établissent dans le quartier des Hauldres, à Étiolles, près d’Évry. Ils y demeurèrent jusqu’en 1971, date à laquelle ils pourront s’installer dans le 13e arrondissement de Paris, au couvent Saint-Jacques, où ils se trouvent aujourd’hui.

Le Saulchoir a accueilli des théologiens dominicains qui ont une renommée mondiale et qui ont fait sa réputation. En 1901, le Père Ambroise Gardeil, dans son chapitre provincial disait qu’il fallait faire de ce studium, dont il était alors le régent, « un établissement de statut universitaire et non plus un grand séminaire pour religieux [6]». Des théologiens, comme le Père Marie-Dominique Chenu (1895-1990), qui tenta de rétablir l’étude de saint Thomas dans son contexte historique médiéval, les Pères Yves Congar, Marie-Alain Couturier, Dominique Dubarle ont donné, à leur manière, et suivant leur intuition, un élan pour sortir les études de saint Thomas du carcan des méthodes « catéchétiques ». Les candidats étaient invités à étudier les textes en eux-mêmes, à en comprendre le sens et à juger de leur valeur scientifique ou dogmatique. Dans un livre qui vient de paraître, « Aux origines de l’Institut historique d’études thomistes du Saulchoir », André Duval [7] évoque l’une des grandes intentions du Père Chenu décrivant le but du Saulchoir : « étudier le thomisme dans ses fondements scripturaires, patristiques, théologiques, philosophiques » (il a oublié Aristote), dans sa formation, son développement, selon toutes les ressources que procure l’application de la méthode historique à l’étude du texte, de la pensée et de la personnalité intellectuelle d’un écrivain [8]».

Thomas Dehau, Hélène Claeys, les frères Philippe et l’Eau vive

Pierre (Thomas) Dehau

Le fils aîné de Félix-Étienne Dehau, Pierre, fit profession dans l’Ordre dominicain et prit le nom de Thomas. Atteint d’une maladie des yeux, il demeura dans l’Ordre mais, son état de santé l’exigeant, il habite plutôt dans sa famille et s’il ne s’imposait pas dans un travail universitaire de recherche et d’écriture, cela ne l’empêcha pas de devenir un prêcheur brillant et convoité. Il fut séminariste à Issy-les-Moulineaux, ordonné prêtre à Cambrai le 17 février 1894, puis envoyé étudier la théologie à Fribourg. C’est là qu’il se sentit attiré par l’Ordre dominicain et demanda son admission dans la Province de France qui existait en catimini – les religieux ayant été expulsés par le gouvernement Combes. Il prononce ses vœux perpétuels le 17 février 1900. Disposant de son temps et ayant « sous la main » nombre de neveux et nièces pour lui faire la lecture, il acquiert une vaste connaissance théologique qui crée sa réputation dans l’Ordre et hors de l’Ordre. Il accompagne certains laïcs de réputation intellectuelle : Jacques et Raïssa Maritain, Pierre Van der Meer, Julien Green, André Frossard et quelques maîtres dominicains dont le Père Bernard Bro et le Père Marie-Dominique Molinié. Il rencontre aussi Marthe Robin. Il eut une très grande influence sur ses deux neveux, Jean (Thomas) et Henri (Marie-Dominique), une influence que l’on peut qualifier d’équivoque.  

On ne peut comprendre l’influence du Père Thomas Dehau sur les frères Philippe que si l’on saisit le rôle d’Hélène. Ce rôle d’Hélène Claeys-Bouuaert, « une sainte âme », n’a été révélé qu’au procès canonique conduit par le Père Paul Philippe[9] de 1952 à 1956. Compagnon puis commissaire à la Suprême[10], il présida l’interrogatoire de Thomas Philippe et lui fit part de la sentence. Lorsque le commissaire lui demande s’il connaissait Hélène Claeys, Thomas Philippe répond : « Elle me rassurait que j’étais bien dans les mains de Dieu parce qu’elle était une âme simple, mais qui avait le don d’oraison et elle me rassurait parce qu’elle était très éclairée en choses théologiques [11]». Insatisfait de cette réponse, le commissaire demande à l’évêque du diocèse de Gand, Mgr Charles-Justin Calewaert, une enquête sur place, concernant celle que l’on prenait pour une béguine.

Qui était donc cette Hélène Claeys [12] ? La petite enquête que le commissaire Paul Philippe demande à l’évêque de Gand nous apprend que son frère aîné est prêtre et a eu affaire au Saint-Office sans que l’on sache quel en fut le motif. Elle a connu Thomas Dehau alors qu’il était aumônier des dominicaines de Roubaix et elle lui demanda d’être son directeur spirituel. La relation devint constante et ininterrompue. Commencée avec Thomas Dehau, elle s’est poursuivie, comme nous le verrons,  avec Thomas Philippe. Un point peut interroger sur son sens de la vérité : lorsque Thomas Philippe est en 1952 interdit de confesser des femmes elle affirme à l’évêque de Gand qu’elle a cessé toute rencontre avec lui. Mais cette réponse est-elle bien vrai ? Les enquêteurs nommés par l’évêque de Gand ont le sentiment qu’Hélène a manqué de « franchise » et doutent de ses affirmations.

En fait, Hélène Claeys était devenue, dans l’esprit de plusieurs, l’âme secrète de l’Eau vive. Seules certaines personnes, comme les Maritain, étaient au courant. Cette « âme » « parlait d’une œuvre d’Église, d’une espèce de congrégation ou d’un « ordre de la Sainte Vierge » sans forme extérieure ni constitution visible [13].. Les relations entre Thomas Dehau et Hélène Claeys auraient commencé lors de l’exil [14] des dominicains à Gand, alors qu’elle est encore l’élève de cette institution tenue par les dominicaines de Roubaix. L’aumônier, « ce grand prêcheur exclaustré » que fut Thomas Dehau, éblouit l’âme de cette jeune fille. Elle se trouve rassurée par ce dominicain qui écoute avec attention les propos qu’elle lui rapporte, ces « mouvements intérieurs de l’« âme » qu’elle reçoit comme étant d’origine divine.

Fort de son jugement personnel, Thomas Dehau va faire connaître, à certains de ses confrères, et entre autres au Père Réginald Garrigou-Lagrange, sa dirigée et les « visitations » qui lui viennent du Christ et de la Vierge. Le Père Réginald, qui vient d’acquérir son lectorat, rend visite à Hélèneet considère que lhumilité et la passivité de la jeune femme constituent un critère qui s’ajoute à la rectitude de ces énoncés théologiques qu’elle émet sans savoir, pour autant, la théologie ! Elle serait donc une vraie mystique et un « instrument de Dieu » ! Elle aurait comme mission de maintenir « dans la fidélité à la théologie traditionnelle et mystique un petit groupe autour d’elle». Cela n’est pas pour déplaire au Père Garrigou-Lagrange ! Ce petit groupe est constitué de quelques dominicains choisis par le Père Thomas Dehau. Puisqu’Hélène bénéficiait de ces propos divins jusqu’à deux fois par jour, il y a de quoi intéresser plus que quelques personnes !

Ce petit groupe devient ainsi le vecteur des confidences divines, confidences qu’elle « ne doit pas garder pour elle, ni livrer à quelques autorités ecclésiastiques ». L’Église est donc tenue complètement hors de ces « confidences divines » et de la constitution de ces « petits groupes ». Quant à Thomas Dehau, il devint le directeur de la mystique de Gand. A noter qu’en 1908, Hélène met son père au courant de ces « révélations ». Celui-ci ne la croit pas, ni cette première fois, ni une autre fois. Elle s’enferme alors dans son secret et ne communique plus qu’avec le Père Dehau et son petit groupe. Lorsque son père meurt en 1936 Hélène loue une maison au béguinage de Gand où elle réside jusqu’à sa mort en 1959. C’est là qu’elle recevra un grand nombre de « visiteurs » qui viennent s’assurer de la « rectitude » de leur vie spirituelle souvent pénétrée d’inflexions mystiques !

Elle parle peu ! Mais elle écrit ! Il existe une abondante correspondance qui fut remise à Jean Vanier. Ces lettres se divisent en deux ensembles inégaux : un petit groupe de six lettres à Thomas Dehau, un autre groupe de lettres, datées de la période de 1932-1950, au moment où Thomas Philippe enseigne la philosophie et la théologie au Saulchoir de Kaïn (1932-1936) ou à l’Angelicum (1936-1940). La Seconde guerre mondiale interrompt partiellement cette correspondance pour la période de 1943-1944. Elle recommencera dès le début de 1944. Selon Hélène Claeys, ce que confirme Thomas Dehau, ces lettres « sont écrites selon le vouloir de Jésus et de Marie » ! Hélène ne serait que l’intermédiaire des visites du Seigneur et de sa Mère, visites et directions qui n’auraient rien à voir avec l’Église catholique puisqu’elles n’émaneraient que de Notre Seigneur lui-même ou de la Vierge !

Hélène écrit, mais pas seulement ! Elle retient certaines choses qu’elle ne dira oralement qu’à son père spirituel. Cette attitude, volontairement choisie par elle et acceptée par lui, donne un bon motif pour de fréquentes visites. L’un pour exercer sa « paternité », l’autre pour la recevoir concrètement. Les lettres et les mots ne suffisent pas, il faut des actes !  Et d’ailleurs, elle n’est plus la seule à recevoir les « volontés de Dieu » ! Thomas Dehau et Thomas Philippe sont, eux aussi, invités à participer au secret ! Ce « grand secret » deviendra plus tard « le secret de Marie ».

Comme ce qui est écrit ne doit être lu que par les initiés, il faut inventer une forme d’écriture qui dissimule le sens caché, tout en employant une façon d’écrire qui paraît normale. Le style littéraire dont use Hélène devient un genre de carte d’identité. Elle proclame sa petitesse et son humilité au début de chacune de ses lettres : « À genoux, très humblement, je vous demande, mon révérend et bon père, de bien vouloir bénir votre enfant ». Pour reprendre immédiatement après son autorité de mystique. En ce temps où les vertus morales – obéissance et humilité – sont tenues comme les signes indubitables de l’authenticité de la foi religieuse, les protestations humiliées d’Hélène confirment le signe de la vérité de son autorité mystique. Autorité qui seule assure que, quelle que soit la valeur objective, morale et religieuse de ses actes, ils correspondent à la volonté de Dieu. Ainsi, non seulement le Père Dehau est physiquement presqu’aveugle, mais moralement et spirituellement, il le devient presque totalement. Enfermées dans une sorte de « ventre mystique »[15], les relations sexuelles cachées avec Hélène deviennent génératrices de leur agir mutuel et de celui des autres membres du groupe : Thomas Philippe, ses frères et sœur et ceux qu’on appellera les « petits », les initiés Thomas Philippe, qu’Hélène et Thomas Dehau ont longuement préparé à la tâche mystique qui sera la sienne, deviendra, à ses risques et périls, celui qui portera l’histoire douloureuse de ses fondations, principalement l’Eau vive[16].

Jean (Père Thomas) Philippe

Né le 8 mars 1905 à Cysoing, Jean Philippe, le quatrième dans la famille Philippe, entra au noviciat des dominicains d’Amiens le 21 novembre 1923. Il est ordonné prêtre au Saulchoir de Kaïn, le 26 juillet 1929. Le 10 septembre 1932, il devient sous-maître des étudiants du Saulchoir, alors qu’il n’a que 26-27 ans. Commence pour lui une carrière de professeur de théologie. Il est, peu à peu, considéré comme un maître à imiter et un leader qu’on doit suivre. Il apparait, cependant, pour beaucoup, comme un « doux rêveur perdu dans un monde auquel personne d’autre que lui n’a accès [17]».

L’influence d’Hélène

Alors qu’il est encore étudiant en théologie, l’oncle Dehau va conduire ce jeune dominicain à Hélène vers 1930. Au premier abord, elle juge que Thomas Philippe est un « neurasthénique » et un « déséquilibré » parce qu’elle sent qu’il va trop loin lorsqu’il lui parle d’« amour spirituel » (sic !). Pourtant du fond de ce qu’elle appelle sa petitesse, Hélène exercera « un véritable ascendant psychologique » et religieux sur Thomas Philippe. Elle accentue, dans ses communications, un « je » dont elle avertit qu’il n’est qu’une façon de laisser parler Celui qui parle en elle.  Elle devient la source première de ce que Thomas acceptera ou refusera dans une partie de sa vie. En 1931, il est nommé professeur au Saulchoir et en plus, en 1932, à l’Angelicum.  Mais quand on lui propose la charge de sous-maître des frères convers, alors qu’il  est déjà sous-maître des étudiants au Saulchoir de Kaïn, Hélène lui conseille de refuser : « Je pense qu’Il (le Bon Dieu) veut que vous refusiez la charge de sous-maître, des fr.c  [frères convers] ». Et ce fut le style habituel !

Les consultations et les fréquentes rencontres se poursuivent, et au fur et à mesure que les responsabilités s’accroissent sur les épaules du Père Thomas, les conseils d’Hélène lui sont précieux et deviennent indispensables. Cependant, sous « l’inspiration de Dieu », Hélène a un autre projet que celui de servir de « conseillère » et d’auditrice aux hésitations et aux angoisses de son « protégé ». Elle le prépare à inaugurer l’Œuvre. Laquelle ? Thomas Philippe est devenu enseignant au Saulchoir. Le Saulchoir a comme « régent » le Père Marie-Dominique Chenu. Celui-ci pense qu’il faut changer la méthode d’étude du thomisme. Au lieu de scruter les textes et d’en tirer les thèses et les contre-thèses, il vaudrait mieux, d’après lui, selon la méthode historico-critique, scruter son efficacité pour répondre aux questions sociales, politiques, humanistes de ce temps et ainsi s’engager intellectuellement dans les combats sociaux des problèmes contemporains : par exemple, le soutien des prêtres ouvriers, orientation sacerdotale refusée par Pie XII.

 En 1937, le Père Chenu publie confidentiellement un petit livre : « Une école de théologie : Le Saulchoir ce livre fut mis à l’index par le Pape en 1942. Cet événement entraîna, au sein de l’Ordre dominicain, plus précisément à l’intérieur du Saulchoir, une crise interne entre ceux qui prônait la méthode traditionnelle d’étude de saint Thomas et ceux qui voulaient entrer dans la voie nouvelle que prônait Chenu. Le Père Chenu fut démissionné du poste de régent du Saulchoir et ce poste fut offert, plutôt imposé, à Thomas Philippe. On est en 1942 ! Certains s’en réjouissent, d’autres ont des inquiétudes : à 37 ans, ce Thomas n’est-il pas trop jeune ? De plus, ce qu’il appelle mariologie est pour certains une mariologie « débridée ».

On pourrait se demander, ici, comment Hélène, si mystique soit-elle, a pu conseiller Thomas Philippe sur une question dont elle ne connaît rien. C’est, répondrait-elle, parce que « Dieu me livre le message que je dois transmettre ! » Mais en réalité, les messages d’Hélène ne viennent pas « que de Dieu ». Les réponses viennent des échanges épistolaires, le plus souvent, entre Thomas Dehau et Thomas Philippe… et Hélène. Au fond, la mystique inspirée devient une conseillère humaine, bien qu’elle soutienne le contraire en parlant d’une « incorporation d’un amour mystique divin [18]». Avec son double et triple langage pour que les « écrits » restent secrets, puisqu’ils émanent de Dieu, Hélène devient, sans que Thomas Philippe s’en rende compte, une véritable source d’intoxication.

Paul Philippe (homonyme sans lien de famille)

Paul Philippe, est un ami sûr et profond qui, sans partager les élucubrations mariologiques de Thomas et ses actes déviants, lui gardera toujours son amitié. Paul Philippe et Thomas Philippe sont du « Nord », ils ont fréquenté les mêmes institutions scolaires. Ils ont eu la même formation sacerdotale. Paul Philippe est aussi dominicain, mais ses compétences théologiques et canoniques lui font gravir les degrés du service ecclésial jusqu’au cardinalat comme préfet de la Congrégation pour les Églises orientales. Les deux sont, en plus, unis par une profonde dévotion à Notre Dame, invoquée sous le vocable de Mater admirabilis [19].

Paul Philippe occupe une place très différente dans le champ des amitiés de Thomas Dehau. Bien que spirituellement engagé dans les mêmes voies que Thomas Philippe, bien que la mariologie de Thomas Philippe l’ait convaincu, il ne fera jamais parti du « cercle » des « initiés » et n’entrera jamais dans les pratiques érotico-mystiques qui formeront l’aspect caché de la vie de Thomas. Paul Philippe est au service de l’Église par tout son travail à la Curie romaine. Enseignant au Saulchoir (1942-1945), collaborateur à l’Eau vive, désireux de servir la France,« fille aînée de l’Église », il désire ramener l’Ordre dominicain de la Province de France, dont il fait partie, dans les cadres de sa vocation. Mais avant tout, il est au service de l’Église universelle. Il se doute, ou même il le sait, que dans l’Ordre, surtout en France, il y a deux tendances : d’un côté celle à laquelle appartient son ami Thomas et de l’autre celle qui s’inspire de Marie-Dominique Chenu et des dominicains du couvent Saint-Jacques, Yves Congar, Henri-Marie Féret, Pierre-André Liégé, Pie-Raymond Régamey et d’autres.

L’ascension de Thomas Philippe

La condamnation du livre du Père Chenu entraîne une « remise en ordre » de l’Ordre dominicain de la Province de Paris, et par voie de conséquence, du Saulchoir. Alors que le Père Garrigou-Lagrange est nommé visiteur apostolique, que Marie-Dominique Chenu est démis de sa fonction de régent, Thomas Philippe devient le régent du Saulchoir. Il est encore à Paris qu’il ne peut quitter pour atteindre Rome, faute de passeport. C’est lui qui est désigné pour annoncer les premières mesures disciplinaires imposées par Rome. Cette opération aurait dû être faite par Garrigou-Lagrange, visiteur apostolique, mais lui aussi est retenu à Rome. Il ne trouve rien de mieux que de déléguer la mission à Thomas, son plus fidèle ami. Aussi, lorsqu’enfin Thomas aurait pu quitter Paris pour reprendre son poste d’enseignant à l’Angelicum, on lui fait savoir qu’on n’a plus besoin de lui et qu’il peut rester en France. C’est donc Thomas qui fera part aux membres de la Revue des sciences philosophiques et théologiques, réunis en comité de rédaction aux Éditions du Cerf, de la mise à l’Index de la brochure de Chenu. Quant au Père Garrigou-Lagrange, il arrivera à Paris le 22 février. Après un certain temps, on finit par comprendre pourquoi Thomas Philippe a été maintenu en France, lorsque, à l’audience que le Maître de l’Ordre a avec Pie XII, le nom de Thomas comme visiteur et recteur du Saulchoir est prononcé. Quant à Thomas, il reçoit de son ami Paul Philippe une lettre chaleureuse qui le félicite de cette nomination et qui contient ces  mots : « On s’attend ici… à un sérieux changement dans le personnel enseignant. On attend de vous de la fermeté ». Thomas Philippe devient donc l’autorité supérieure au Saulchoir !  Hélène,  le soutiendra de ses « intuitions divines » et aussi de la gratuité de ses relations sexuelles, comme le feront les initiés du premier cercle[20]. Ce qu’il est important de comprendre à ce stade dans l’attitude « des initiés », n’est pas uniquement la joie des amis, mais l’interprétation qu’ils en font : la mission est « divine » en tant qu’elle implique le consentement aux unions charnelles comme signe effectif de la valeur subjective et objective des comportements des personnes où le rapport sexuel est inclus dans le combat à mener ou dans le travail à faire.

Si les amis du deuxième cercle se réjouissent de cette nomination, les amis du premier cercle la considère donc « comme un signe venu du ciel que Marie leur confie la mission d’épurer la Province de France de ses tendances relativistes et de la « réalisation tangible et tant attendue de l’œuvre divine pour laquelle ils se préparent depuis des années par l’action spirituelle [21]» Quant aux autorités, personne ne se doute de la réalité sexuelle qui se cache derrière « ces prières qui implorent le ciel » de la nécessité d’une réforme de l’Ordre dominicain dans la Province de Paris.[22]

Le phénomène mystique

Ce qui ronge Thomas Philippe, c’est ce qu’il avouera en 1956, lorsque Paul Philippe, en tant qu’inquisiteur, lui demande quelle est l’origine de ses « déviances » érotico-mystiques. Thomas répond, longuement, et pour une fois par écrit. Voici les principaux passages de ses « aveux » :       

              « En 1938, à plusieurs reprises à Rome (Mater admirabilis, et Sainte-Marie Majeure surtout, aussi à S. Pierre), je reçus certaines grâces très obscures, que je n’arrive pas encore à définir exactement et à classer : ces grâces n’étaient ni des lumières, ni des consolations ; tout en ayant les mêmes caractéristiques et les mêmes effets que les grâces intérieures de quiétude ou d’union, elles impliquaient une emprise divine du corps, nettement localisée dans la région des organes sexuels et rayonnant de là, comme de l’intérieur, sur tout le corps et sur l’esprit.

Les trois premiers mois, je résistais à « ces grâces », qui reprenaient dès que je cherchais à me recueillir. (…) Après avoir beaucoup réfléchi et consulté longuement un prêtre vénéré de tous pour sa connaissance théologique et son expérience contemplative (…) je reçus un jour (…) une grâce de lumière très forte, qui fut suivie d’un appel intérieur plus intense que jamais. Après avoir supplié la Très Sainte Vierge d’écarter le démon, s’il en était l’auteur, je me remis entre ses mains immaculées, et je me suis laissé faire par Elle. (…) Le saint prêtre consulté et qui ne semblait pas ignorer totalement ces choses, me le dit d’ailleurs avec vigueur, comme pour me prévenir.  (…) Marie prenait toute la place au plan naturel et aussi au plan surnaturel. Tout était caché en son Cœur. […] Elle m’introduisit alors dans [manque un mot] de Notre Seigneur, puis de son Père et de l’Esprit Saint, me découvrant l’économie de la Révélation et le mystère de la vie de l’Église. Depuis 1938, ces grâces mystérieuses ne font que s’intensifier et s’approfondir[23] (…) ».

Quelle est la portée réelle de cet aveu ? Il est vrai qu’il correspond à la manière dont Thomas Philippe a conduit sa vie intérieure et extérieure. Mais ce qui est remarquable, si Thomas parle longuement de la Vierge Marie, s’il parle de Dieu, ce n’est pas pour aller vers Dieu, c’est pour tirer Dieu vers lui. Dieu en Lui-même ne compte pas. Thomas n’est pas face à l’Ineffable. Il est face à lui-même. Thomas ne parle que de lui-même, de ses pulsions sexuelles et les attribue, non à un état de son corps ou à une sensibilité intérieure qu’il ne peut contrôler, mais à une poussée divine dont il ne dévoile pas l’identité[24]. S’agit-il d’une confidence d’un message divin ? Ou s’agit-il d’une grande habileté qu’il lui servira toute sa vie : utiliser ses faiblesses physiques, intellectuelles et même morales, qui lui permettent de s’insinuer dans les sympathies de l’autre, de l’émouvoir afin de le rendre malléable et docile à ses projets. 

L’utopie de l’Eau vive

Que veut, en effet, Thomas Philippe ? Par l’intermédiaire d’Hélène Claeys, il a été introduit à connaître ce qu’on lui affirme être la « volonté de Dieu », ce qui provoque en lui des émotions sensibles et sensuelles qu’il interprète comme des manifestations du « divin ». Il poursuit un plan très personnel et Dieu, comme la Vierge Marie, est prié de l’aider et même de lui permettre de le réaliser. Hélène, cette mystique de Gand, ne cessera d’avoir la main sur ce prêtre encore jeune. Par sa famille, par ses études, par son professorat, par son apostolat, il est centré sur le rôle qu’il se donne : être conseiller spirituel. Lui-même n’a d’autre conseiller que Thomas Dehau. Il a besoin de créer une forme de vie religieuse dont il est la seule autorité sur des disciples qui « obéissent », par admiration. Dans son esprit, et avant même sa réalisation, l’Eau vive, une école de sagesse contre le Saulchoir était née avant même qu’on commence à en parler.

Cette réalisation, qu’Hélène appellera l’Œuvre, a plusieurs caractéristiques. Elle est, en premier lieu, une œuvre mystique. Un mot sur la situation politique de la France s’impose. A partir de 1789, cette situation est déplorable : aucune forme de gouvernement n’a réellement pu s’imposer et donner au pays une institution politiquement stable. L’après-guerre a démontré les dangereuses faiblesses des gouvernements instables. La séparation de l’Église et de l’État porte un coup dur à une certaine partie du peuple. La classe bourgeoise, à tous ses niveaux, y  voit un abandon de l’Église et un gain pour ses ennemis. L’extension des nouvelles libertés, principalement de la presse, permet à certains écrivains de répandre leurs idéologies les plus contradictoires avec les grandeurs morales et chrétiennes du pays. Pour Thomas Philippe, ce déclin est un abandon des élites. Et cette trahison des élites, on la voit même au niveau des communautés religieuses, même dans sa propre Province de Paris, entre les luttes qui opposent les Pères Chenu et Congar, pour ne nommer qu’eux, et un Père Garrigou-Lagrange ou même un Guérard des Lauriers. L’élite qui viendra sauver la France et lui apporter une « nouvelle religion », c’est lui Thomas Philippe.

On peut dire sans se tromper que, dans l’élaboration de ce projet, il y avait tout pour échouer ! En premier, il fallait trouver un noyau fondateur qui soit intérieurement cohérent avec le projet et fermement décidé à ce qu’il aboutisse, ce qui suppose une finalité commune. La cohérence intérieure vient, d’une part, d’un groupe de personnes regrettant le «refus » du Comte de Chambord, tout en cherchant un salut dans une réapparition de la doctrine thomiste. Quelle connaissance en avaient-t-ils ? Bien sûr, cette nouvelle élite avait, comme la loi 1901 le demande, une Assemblée générale qui ne servait qu’à approuver les documents exigés par la préfecture. Elle n’avait aucune autre autorité ! Au sommet, brillait Jacques Maritain qui avait donné son assentiment de philosophe international et dont la célébrité était la pierre d’angle sur laquelle on s’appuyait.

L’idée était brillante, attachante, séduisante. Elle plut et l’Eau vive a connu un véritable succès. Elle était un lieu où l’on enseignait la « vraie sagesse », un lieu ouvert à diverses attitudes, un lieu qui s’honorait de professeurs qui étaient par titre et par science, des « maîtres ». De 1945 à 1952, l’Eau vive eut un grand succès. Les inscriptions nationales et internationales étaient toujours plus abondantes. L’Eau vive attire ceux qui venaient y chercher une sagesse qu’on disait absente du Saulchoir, dont la vocation était uniquement de former des personnes capables d’enseigner la philosophie et la théologie. La présence de Jacques Maritain, nommé ambassadeur de France en 1945, non seulement assurait la lumière, mais constituait aussi une protection contre certains malins qui auraient eu l’idée d’attaquer ce monument de sagesse. Thomas Philippe en était le directeur honoré, tout en assumant la régence du Saulchoir. En résumé, on peut dire que L’Eau vive se caractérisait par son ouverture. On n’admettait pas toutes les opinions, mais toutes avaient le droit de se faire entendre, du moins on le pensait !

Cependant, personne ne prit garde à un petit trou bien caché dans cette École de sagesse sur laquelle régnait Thomas Philippe. Ce dernier ne rayonnait pas principalement par l’érudition de son savoir, mais comme une sorte de « père spirituel » qui donnait, même dans une première rencontre, le sentiment d’avoir tout compris de l’âme de celui ou de celle qu’il rencontrait. En 1948, le nouveau Maître de l’Ordre, Emmanuel Suarez, libère Thomas Philippe de la régence des études du Saulchoir. Celui-ci peut donc se livrer complètement au Centre international dont il est l’animateur incontesté. Pour l’Ordre, l’Eau vive reste un institut précieux, en raison du redressement doctrinal qui s’y opère.

Pour Thomas Philippe, tout va bien, parce qu’il est dans les « mains de Marie » ! Son secret finira bien par rendre l’Eau vive impérissable ! Elle est la sécurité et l’assurance, sanctifiant, comme il l’entend, cette « nouvelle religion ».

Mais un événement que personne n’attendait, surgit. Il va jeter le désarroi sur l’Eau vive et détruire, pour Thomas Philippe, la grande et meilleure partie de son apostolat. Le Père Réginald Garrigou-Lagrange reçoit une femme accompagnée d’une autre. Les deux se confient et acceptent de dévoiler les gestes, moralement graves, qu’eut le Père Thomas Philippe. Dans un premier temps on tente d’étouffer le scandale. Mais ce sera impossible compte tenu de la gravité des faits. Le Père Thomas Philippe gravement mis en cause quitte l’Eau vive et même Bouvines. Il sera déplacé de couvent en couvent. Il ne rentrera en France qu’en 1957 et tentera de refaire l’Eau vive avec Jean Vanier, devenu entretemps, directeur de l’Eau vive puis de l’Arche. Mais où sont passés les enthousiasmes de 1945 ? Où est Jacques Maritain qui quitte les institutions de Bouvines sur la pointe des pieds, pour s’accrocher à Emmanuel Mounier ? L’Eau vive tentera de survivre à titre de « Centre international de culture chrétienne ». Pour peu de temps ? Une autre époque commence Marie-Dominique Philippe, fonde en 1975, la Communauté des Frères de Saint-Jean. Thomas Philippe meurt le 4 février 1993, son frère, le Père Marie-Dominique, meurt le 6 février 2006. Un nouveau prieur, Thomas Joachim, sera élu prieur général en 2010. Cette élection permettra à la communauté des Frères de Saint-Jean, de franchir les obstacles impossibles, et peu à peu, de trouver sa véritable vocation. Lorsque la communauté de l’Arche et la communauté Saint Jean sont crées, les agissements des deux Philippes vont se poursuivre. Jean Vannier et plusieurs femmes y seront encore mêlées jusqu’à ce que le scandale explose publiquement à la mort du Père Philippe et de Jean Vannier. Pourquoi et comment ces déviances graves ont pu se poursuivre sera l’objet d’un prochain article.  

Aline Lizotte


[1]  L’essentiel de la documentation concernant cet article a été prise dans le livre de Tangi Cavalin écrit avec la collaboration de Caroline Mangin-Lazarus, Sabine Rousseau, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule : L’affaire, les dominicains face au scandale des Frères Philippe – Enquête historique, Les Éditions du Cerf, 2023.

[2] Jean-Louis Pelon, Un « blanc » en pays « rose », Félix Dehau (1846-1934) maire du village historique de Bouvines : figure atypique de notable lillois ». Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques/Année 2012/134-10/pp. 203-222.

[3] À la mort de Philippe IV d’Espagne, en 1665, Louis XIV tire prétexte de son mariage avec Marie-Thérèse, fille du premier lit du roi ibère, pour réclamer les Pays-Bas méridionaux et une partie de la Franche-Comté au nom de la vieille coutume brabançonne, le droit de dévolution, qui veut que les enfants du premier lit, même filles, aient priorité sur ceux du second. Ainsi commence le conflit avec l’Espagne, connu comme la guerre de Dévolution. Après la prise de Charleroi, de Tournai et de Douai, les troupes françaises assiègent la ville de Lille, qui fait à cette époque partie du comté de Flandre sous domination espagnole. Louis XIV est à la tête d’une armée de 35 000 hommes face à une ville défendue par une garnison de 2 400 fantassins et 900 cavaliers avec la collaboration des compagnies bourgeoises.. Après plusieurs tentatives vaines, les Français s’emparent le 26 août des demi-lunes protégeant la porte de Fives et y établissent des batteries. Les troupes royales pénètrent par la porte de Fives (celle-ci  est ensuite fermée et remplacée par Vauban par une nouvelle porte, la porte de Tournai). Louis XIV fait une entrée triomphale, le 28 août 1667, par la porte des Malades, future porte de Paris et se rend à Saint-Pierre pour assister à un Te Deum. Wikipedia, consulté le 23 février, 2023.

[4] Ibid, p. 198-199.

[5] Ibid, p. 217.

[6] Étienne Fouilloux, Marie-Dominique Chenu, Salvator, 2022, p.33

[7] André Duval, Aux origines de l’Institut historique d’études thomistes du Saulchoir (1920 et ss.), Vrin.           Notes et documents, Revue des sciences philosophiques et théologiques, pp. 435-36. Cette citation vient           du livre de Fouilloux, op. cit. p. 43

[8] Cf, Wikipedia, « Thomas Dehau », consulté le 27 février 2023

[9] Malgré l’homonymie, aucun lien avec la famille Philippe.

[10] Nom, donné à cette époque, à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.

[11] Cité par Tangi Cavalin, avec la collaboration de Caroline Mangin-Lazarus, Sabine Rousseau, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule, L’Affaire – Les dominicains face au scandale des frères Philippe – Enquête          historique, Les éditions du Cerf, 2023, p. 275.

              [12] Helene Claeys Bouuaert (1888‑1959), sixième enfant d’une fratrie de sept, est la fille d’un avocat et        sénateur belge, issue, par son père comme par sa mère, d’anciennes grandes familles de Gand et     Bruges. Son frère aîné est chanoine à Gand, l’une de ses sœurs est religieuse auxiliatrice, un de ses               cousins est jésuite et enseigne au collège Sainte-Barbe de la ville. Sociologiquement, Hélène Claeys est           issue d’un milieu homologue à celui des Dehau. La résidence familiale est un château entouré d’un     vaste parc, situé au nord de la ville. Elle reste en possession de la famille jusqu’au tournant des années               1970.  Wikipédia, note 2, p. 236.

[13] Tangi Cavalin, op. cit., p. 277.

[14] En raison des interdits d’Emile Combes, aucun religieux ne peut enseigner s’il n’est pas         déclaré admissible par l’administration publique. Cette persécution secrète entraîna le départ de près          de 60 000 religieux et religieuses.

[15] C’est le mot qui me vient à l’esprit.

[16] Voir, pour plus de clarté, L’Affaire, op.cit., pp. 273 à 339.

[17] Tangi Cavalin

[18]  Ibid, p. 297.

[19] La dévotion prendra racine pendant un voyage à Rome, lors de la découverte de ce tableau présent dans la chapelle de l’église de la Trinité-des-Monts. On verra plus loin l’importance que lui donna Thomas Philippe.

[20] Comme l’écrit, Tangi Cavalin.

[21] Ibid, p. 305-306.

[22] Depuis le début avril 1942, Hélène Claeys est donc mise au courant des dramatiques affaires, internes       à la Province de France, en sa qualité de mystique. Sans que cela pose problème à Garrigou- Lagrange, bien au contraire, puisque, quelques mois plus tard, il écrit à Thomas Philippe qu’il         s’apprête à « écrire un mot à Hélène », persuadé que « sa prière doit beaucoup vous aider ».

[23] Ibid, pp. 311 et 312. Le prêtre consulté est son oncle Thomas Dehau (note du Père Paul Philippe à la l              lecture de cet aveu, lors du procès canonique dont il était le commissaire).

[24] Il faut remarquer que lorsqu’il y a visite extraordinaire de Dieu, le messager s’identifie : à Zacharie, l’apparition dit : « Je suis Gabriel et je me tiens en présence de Dieu » (Luc, 1, 19) ; à Marie, il se révèle comme le message du Dieu Père, Fils et Esprit. Marie, qui apparaît à Lourdes, dit bien à Bernadette : « Je suis l’Immaculée Conception ». Et Dieu peut même faire parler une ânesse pour dire à Balaam qu’il doit faire ce que dit Yahvé  (Nb 22, 21).