Nous ne verrons plus ce visage de douceur ; nous ne verrons plus ce regard lumineux ; nous n’entendrons plus le faible son de sa voix ; nous ne tremblerons plus à l’annonce des détresses de son corps. Les voiles de son navire se sont repliées ; le cercueil de bois s’est refermé ; les caves du Vatican l’ont accueilli. Nous savons qu’un jour, nimbé de la lumière du Dieu d’Amour, il sortira de l’ombre de la terre ; nous attendons, comme il le fit, que nos larmes soient effacées pour toujours. Le voyage du pèlerin est terminé ; le nôtre, pas encore. Que nous a-t-il laissé ?
Quel bâton de secours nous tend-il encore pour que notre pèlerinage atteigne son terme ? L’œuvre intellectuelle qui n’entre pas, avec lui, dans la poussière du tombeau ? Le témoignage de sa foi éclairée dont elle est le témoin ; la charité dont elle est l’éclat et surtout l’espérance indéfectible de la mission éternelle de l’Église depuis le jour où son front, marqué de l’onction sacerdotale, en fit le serviteur. Il s’appelait Joseph Ratzinger. Il est devenu Benoît, le disciple intérieur du moine qui quitta le monde pour s’enfermer dans le silence de Nursie. L’âme de Benoît XVI est celle du silence avec son Dieu ! Nous n’en savons pas plus ! Nous sommes uniquement appelés à en goûter les fruits.
Du Concile Vatican II à la papauté
Le 19 avril 2005, est élu pape, Joseph Ratzinger, évêque de Munich
Il est presque impossible de faire une recension complète de l’œuvre intellectuelle de Joseph Ratzinger, autant dans son œuvre littéraire que dans sa mission pontificale. L’œuvre littéraire avant le pontificat compte 31 livres, et durant le pontificat, sans les enseignements pontificaux, 21 livres. Comme pape, il publia trois encycliques, Deus Caritas est, Spe Salvi, Caritas in veritate, et trois exhortations apostoliques : Verbum Domini, Africa munus, Ecclesia in Medio oriente.
La pensée préoccupante de Benoît
Un écrivain qui écrit autant, quel que soit le volume de ses livres, qu’ils soient gros ou petits, est dévoré par une pensée centrale qui l’occupe et sur laquelle il revient constamment, examinant toutes les facettes, cernant tous les points clairs comme les difficultés obscures, cherchant son origine et en mettant en lumière sa vérité et projetant sa finalité. Alors que Jean Paul II était préoccupé par la « personne » et son « agir », Benoit XVI – Joseph Ratzinger – est centré sur l’ « Église ». Non n’importe quelle Église, non l’Église du rêve d’un certain nombre qui attendait du concile une herméneutique de la rupture qui efface tout pour tout recommencer dans l’intention moderniste d’un accord avec le « monde des hommes d’aujourd’hui ». Non plus sur l’Église d’hier qui craint l’affrontement, qui enclot les condamnations et les défenses qui protègent, non sa Tradition mais ses traditions, et qui se préoccupe moins de la manière dont les hommes vivent aujourd’hui. Non ! Ce qui le préoccupe, c’est l’Église vivante, la seule vraie, celle dont Jésus-Christ est le Fondateur et le Sauveur. De ce Seigneur, il écrira la vie humaine durant son pontificat[1]. Dans un de ses livres, « Mon concile », l’évêque Joseph Ratzinger, lors des conférences qu’il fit à son diocèse au retour des sessions ne s’empêchait pas de dire : « L’orientation fondamentale du Concile : regarder le « oui » au lieu de rester au « non », et par conséquent redonner vie au poids que représente cette unité fondamentale qui n’a jamais cessé d’exister et lui rendre, également dans les contacts concret qu’ont les chrétiens entre eux, l’importance qu’elle a en vérité et qui n’a pas été supprimée malgré toutes les divisions[2] ».
Ce « oui » au Concile qu’était il ? Un concile qui sacralise l’opinion publique ou un concile qui renouvelle l’Eglise et la réunit à son fondateur ? Et ce fondateur qui est-il ? Quelqu’un qui est égal à nous, que nous mandatons nous-même ? Quelqu’un qui nous est supérieur ? Méditant sur ce passage du Credo : « Pour nous et pour notre salut, il descendit du ciel », Ratzinger écrit dans un de ses livres, « Le Ressuscité » : « La mentalité moderne trouve que l’action exprimée par ce verbe est malséante » comment peut-on dire d’un Dieu Sauveur, qu’il descend vers nous ? « L’idée que quelqu’un descende d’en haut nous déplaît. Nous refusons le mot « condescendance » : nous voulons l’égalité. L’expression biblique « deposuit potentes de sede » (« il a renversé les puissants de leur trône ») nous plait beaucoup plus que l’expression « descendit de caelis », bien que toutes les deux soient valables, dans la mesure, justement, où le Dieu qui descend est en même temps celui qui détrône les puissants et élève au premier rang ceux qui, jusqu’alors, se trouvaient les derniers. Mais nous nous chargeons tout seuls d’abattre les puissants, sans le Dieu qui descend. L’idée d’un monde dans lequel il n’y a plus un haut et un bas, l’idée d’un monde égal en tout et sans points fixes de référence, n’est pas seulement d’ordre extérieur. Elle correspond aussi à une nouvelle attitude à l’égard de la réalité qui considère le concept du haut et du bas comme une duperie et qui porte, au nom de l’égalité, de la liberté et de la dignité de l’homme à faire descendre tout ce qui est en haut [3]».
Qui nous sortira de nos préjugés, de nos confusions ? L’Église et sa Tradition : « La Tradition est donc l’Évangile vivant, annoncé par les Apôtres dans son intégrité, sur la base de la plénitude de leur expérience unique et sans égal : à travers leur œuvre, la foi est communiquée aux autres, jusqu’à nous, jusqu’à la fin du monde [4]».
Quelle fut sa théologie ?
Dans un de ses livres publié en 1982, donc 20 ans après l’ouverture du Concile Vatican II, le cardinal Ratzinger dresse un premier bilan du pluralisme théologique qui s’est manifesté avec une amplitude de plus en plus grande après la clôture de cette événement unique et de cette manifestation de foi qui semblait sans précédent. Allait-on pouvoir éviter ce qui s’est passé avec la tenue des autres grands conciles ? L’analyse que Joseph Ratzinger donne des nombreux courants théologiques de cette époque, les tentatives de certains théologiens, comme Karl Rahner, d’éviter les dissensions qui vont jusqu’aux ruptures, montrent qu’elles furent un bel échec. En dernières pages de son livre, Ratzinger donne, non sans une certaine ironie, l’explication de cet échec : « Ainsi, l’évolution critique consécutive à Vatican II se situe dans une longue histoire ; elle n’a pu vraiment susciter l’événement que parce que l’enthousiasme des débuts avait masqué les expériences du passé ; et peut-être aussi parce qu’on croyait avoir fait tout de façon différente et meilleure : un concile qui ne dogmatisait pas et n’excluait personne semblait ne pouvoir heurter personne, ne répugner à personne, mais seulement attirer tout le monde. En réalité, il ne lui est rien arrivé d’autre qu’aux assemblées d’Eglise qui l’avaient précédé : personne ne peut plus sérieusement contester les manifestations de crise auxquelles il a conduit [5]». Cela, il l’a écrit alors qu’il était jeune cardinal et qu’il était toujours évêque de Munich. Ces divisions dans l’Église, il en a vécu encore plus profondément comme préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi.
Y a-t-il une explication ? Sommes-nous rendus à une époque où l’engagement chrétien nous oblige, par respect de l’autre, par souci du dialogue, par conformité au compromis de l’unification technique, nous commande même, à renoncer à l’unité de la foi ?Même si l’analyse du phénomène semble nous conduire à l’admettre, une vraie connaissance de la pensée profonde du cardinal Ratzinger nous en montrerait l’interdiction. « Ainsi s’explique ce phénomène paradoxal qu’en somme le mouvement unificateur de la civilisation technique a entraîné un morcellement de la conscience philosophique du sens de la vérité. C’est un des traits les plus provocants de notre époque que la philosophie elle-même a désormais cessé de poser la question du vrai, et qu’elle entend assumer son caractère scientifique en renonçant à la vérité : elle devient elle-même « positive » analytique, par exemple à propos de l’étude du langage. Elle se contente des résultats dont la justesse est contrôlable et elle exclut de son effort, comme nos scientifiques, la question de la vérité. La vérité devient alors un produit de la créativité humaine, comme si devait seulement être tenu pour vrai ce qui est rendu possible par l’avenir [6]».
Pas plus que lorsqu’il était prêtre, jeune évêque, préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi, Joseph Ratzinger ne s’est résolu à cette perte de l’unité de la foi ! Cela devrait nous interroger !
Sa sainteté, Benoît XVI
A-t-on sentit que l’élection d’un homme qui, toute sa vie, avait travailler en Église à affronter les batailles, les dissensions, les critiques, voire les insultes (n’est-on pas allé jusqu’à l’affubler du nom de « cardinal panzer » !) ne pourrait pas en porter longtemps le poids ? Avait-il toute sa vie pour aider cette Église qui n’arrivait pas à se réconcilier avec elle-même ? Élu alors qu’il avait déjà 78 ans, il donne sa démission à 86 ans. Et il entre dans la solitude et surtout dans la méditation et la prière qui le mèneront jusqu’à ce 31 décembre où, enfin, Dieu l’appel au repos éternel. Que nous a-t-il donné comme pape. Trois encycliques admirables.
La première Deus Caritas est. Cette première a causé une grande surprise dans toute communauté chrétienne, c’est-à-dire dans l’Église. Comment ce pape dont on le savait théologien, c’est-à-dire scientifique de la vérité divine, a-t-il eu l’inspiration de nous parler, non seulement de l’amour considéré comme quelque chose de spirituel, mais de l’eros habituellement châtié pour son exclusivité sensuelle ? Avec une audace que lui seul pouvait avoir, le pape Ratzinger, analysant l’eros comme un certain absolu du don amoureux tel que le vivent ou croient le vivre les personnes qui disent s’aimer, nous montre que cet amour, ce chant de l’ eros c’est en réalité, la manière dont Dieu aime chacune de ses créatures humaines. Il y a, dans cette première partie de son encyclique, non seulement un réajustement de l’eros, non seulement une sublimation, mais une vérité. Dieu ne nous aime pas d’un amour tiède, mais d’une façon tellement forte qu’aucun amour humain, même le plus passionné, est capable de l’atteindre. Et c’est dans cette imitation que nous devons obéir à son commandement de nous aimer les uns les autres comme Il nous a aimé. Cela, précise Benoît XVI, ne peut se faire que si nous laissons Dieu purifier notre volonté et lui donner la possibilité de la fortifier par sa grâce.
Dans la deuxième partie, le pape Benoît redevient le théologien qu’il a toujours été. L’analyse qu’il fait entre les rapports de l’amitié, la charité et la justice est remarquable. La charité ne peut jamais se trouver là où manque la justice, mais la justice peut s’exercer sans la charité. Cela est bien le type de société que nous avons bâti. S’il doit toujours y avoir des pauvres parmi nous, il semble qu’il y en ait de moins en moins « nous nous approcherions de la société parfaite » sauf que cette perfection technique nous délivre de la nécessité de nous occuper de l’autre. L’Etat le prend en charge. Mais une société où n’existe plus l’amour de l’autre, écrit longuement Benoît, n’est plus une société humaine. C’est une société technique et positive dans laquelle les humains n’éprouvent plus la nécessité de s’aimer !
En deuxième lieu, il y a l’encyclique Spe Salvi, du 30 novembre 2007, sur l’espérance. Elle est plus difficile que Deus Caritas est. Elle nous entraîne à connaître, non seulement l’érudition large et étonnante de Joseph Ratzinger, mais la profondeur de sa vie surnaturelle. Il n’est pas facile de parler de l’espérance. La première partie de l’encyclique en fait l’analyse qui se résume en cette situation paradoxale : nous espérons la vie, mais nous n’espérons pas ne jamais mourir. Donc notre espérance ne se borne naturellement pas à l’accumulation des biens matériels, ni à une disparition de la mort. Espérons-nous le changement social pour nous-même et pour les autres ? Dans cette encyclique, le pape Benoît entre dans l’analyse profonde, mais pédagogiquement présentée, des diverses théories sociales et politiques, celle de la Révolution Française fondée sur la raison et la liberté, celle de Kant, sur la primauté de la raison, celle du marxisme. Et il a cette remarque du sage : on nous a dit comment détruire, mais on ne nous a pas dit comment faire pour mieux vivre après. Ce fut l’échec de toutes les théories sociales et politiques.
Alors, quelle doit être notre espérance ? Elle ne doit reposer que sur la foi en les promesses du Christ et en son amour qu’il donne à tous ceux qui auront confiance en sa parole et en la certitude de ses actes. Les éléments théologiques avec lesquels Benoit XVI nous expliquent cette vérité fondamentale lui sont plus personnels. Ils sont d’une acuité théologique et d’une sagesse plus qu’humaines.
La troisième et dernière encyclique du pontificat est un long document sur la doctrine sociale. Caritatis in veritate a, comme sujet, le développement humain intégral. Il n’y a pas d’amour sans vérité. C’est le thème premier de l’encyclique. «Défendre la vérité, la proposer avec humilité et conviction et en témoigner dans la vie sont par conséquent des formes exigeantes et irremplaçables de la charité ». La charité est la voie maîtresse de la doctrine sociale de l’Église. Et cette charité n’est pas uniquement un amour entre deux personnes. Elle doit atteindre les sociétés dans leurs liens économiques et sociaux. La vérité doit être cherchée, découverte et exprimée dans l’économie. Cela semble paradoxal. L’économie doit, certes, poursuivre la justice ! Mais de là à poursuivre la charité, cela semble contraire à ses exigences. La doctrine sociale de l’Église répond à cette dynamique de charité reçue et donnée. Comment cela peut-il se faire ?
La charité dans la vérité est un principe moral. Elle s’exprime d’abord par la justice et le bien commun. Seul le respect du bien commun peut permettre de former une communauté sociale. C’était l’aspect fondamental de Populorum Progression, une encyclique de Paul VI. L’encyclique de Benoît XVI est un hommage à ce document publié en 1967. Caritatis in veritate ne parle pas, comme les premières encycliques d’enseignement social, des droits fondamentaux que doivent respecter les économies du XIX siècle, elle s’intéresse au développement. Tels sont aussi les enseignements concernant le droit à la vie. L’encyclique de Benoît XVI s’attache à exposer les exigences du développement humain intégral qui suppose la liberté responsable de la personne et des peuples. Or, ce développement ne va pas sans la vérité. Il élimine les fausses promesses et les fausses situations de bien-être. Il exige le respect de la liberté de la personne qui travaille, l’attention au développement de la famille, la justice envers l’humanité toute entière. Il demande surtout que la charité y occupe une place centrale.
Le cadre du développement est multipolaire ; les acteurs et les cause du sous-développement sont nombreuses, les erreurs et les mérites le sont tout autant. Ce développement s’introduit dans les multiples conditions qui touchent à l’action économique : la mobilité du travail, les conditionnements culturels, en certains pays l’extrême insécurité vitale, le respect de la vie, la mortalité infantile, la négation de la liberté religieuse. Tous ces éléments forment le développement de la personne économique et sociale. Le développement ne doit pas s’identifier aux progrès techniques. Il doit se préoccuper de exigences de la justice, de la communauté des cultures, du respect des « dons » propres à chaque personne. Tout cela permet de créer des confiances réciproques et générales et des dynamismes à l’activité économique.
Il y a dans, cette encyclique sociale, le développement d’idées neuves : l’entreprenariat dont la reconnaissance sociale doit progresser ; la signification plurivalente de l’autorité politique qui doit se soucier de développer des sociétés responsables de la dignité humaine ; le jugement sur la mondialisation qui n’est en soi, ni bonne ni mauvaise, et dépend de la manière dont on s’en sert. Le chapitre IV est consacré à la solidarité universelle, qui est aujourd’hui un devoir qui doit s’exercer face à la croissance démographique et répondre aux exigences morales de la personne. Fait aussi partie de la solidarité, l’attention au rapport entre entreprises et éthique, la coopération internationale, la relation de l’homme avec l’environnement naturel. Finalement, la collaboration de la famille humaine qui se joint aux soins de la Maison commune. Et pour clore l’exigence de la solidarité et du développement, il faut reconnaître que Dieu a aussi sa place dans la sphère publique.
Jamais une encyclique n’avait élargie la doctrine social à tous les éléments du développement humain et aux exigences du respect d’une vie commune. Pour la terminer, Benoit XVI écrit : « le développement a besoin de chrétiens qui aient les mains tendues vers Dieu dans un geste de prière, conscients du fait que l’amour riche de vérité, « caritas in veritate », d’où procède l’authentique développement n’est pas produit par nous, mais nous est donné ».
Et maintenant
Nous avons éprouvé une certaine piété en apprenant son décès ; nous nous sommes dit « Il avait profondément mérité de quitter cette terre pour entrer dans la joie de son Maître ». Il continuera à veiller sur nous. A condition que nous ne l’oubliions pas et que nous restions fidèles à ce qu’il a voulu nous donner. La nourriture intellectuelle, spirituelle, qu’il nous apportée est débordante. Je n’ai fait que signaler quelques livres, mis en évidence quelques gestes et attitudes. Mais si nous avons besoin d’une plus grande lumière, ses œuvres sont toujours là. En lire quelques-unes fera le plus grand bien. Cela nous fera découvrir, que ce pape à l’allure fragile a été un très grand pape. Joseph Ratzinger – Benoit XVI ce fut un moment de grâce dans nos existences tellement bouleversées que nous ne portons presqu’aucune attention à ce qui est un vrai don de Dieu
Qu’il en soit remercié et qu’il nous donne la grâce de la reconnaissance et surtout de la fidélité.
Aline Lizotte
[1] Joseph Ratzinger – Benoît XVI, L’Enfance de Jésus, Flammarion, 2012 ; Jésus de Nazareth 1re partie Flammarion 2007 et 2e partie, Groupe Parole et Silence, 2011
[2] Mon Concile Vatican II, Artège, mars 2011, p. 82.
[3] Le Ressuscité, Desclée deBrouwer, 1986, p.73
[4] L’Eglise visage du Christ, Cerf, 2007, p. 34.
[5] Les principes de la Théologie catholique, Téqui, 1982, p. 413
[6] L’unité de la foi et le pluralisme théologique, C.L.D., 1978, p.125