La mort d’un adolescent, jeune délinquant, les émeutes qui s’en sont suivies, révèlent une déliquescence beaucoup plus avancée de notre système politique que dans les autres démocraties européennes. Elle n’est pas sans rappeler les événements qui ont précédé la Révolution russe et avant elle, la fin de l’Ancien Régime.
Vu du sud de l’Europe, de Grèce, d’Italie et d’Espagne, les événements qui se déroulent en France depuis une semaine étaient à la fois prévisibles et invraisemblables. Prévisibles, car notre société est dans un tel état que n’importe quel événement tragique peut y mettre le feu ; invraisemblables, car dans les pays où j’ai la chance d’aborder depuis deux mois, un climat de tension, tel que nous le connaissons en France depuis des années, est quasi inexistant pour le moment. Certes, la Grèce comme l’Italie et l’Espagne doivent faire face à des difficultés de toutes sortes y compris celles liées à l’immigration. A Palerme, lorsque j’y étais il y a quinze jours, deux bateaux d’ONG humanitaires, dont l’Ocean Viking, étaient à quai. Une semaine plus tôt, en Grèce non loin de Navarin, le long du Péloponnèse, en mer Ionienne, deux jours après que nous y soyons passés, un chalutier, avec 700 personnes à bord, a sombré avec femmes et enfants. Pour nos amis du sud aussi, la vague migratoire existe, avec ses conséquences économiques et sociales.
Mais face à de telles tragédies, il n’existe pas dans ces pays cette rupture abyssale que l’on constate chez nous entre l’ensemble de la population, la classe dirigeante, les milieux politiques et la presse. Il règne encore une forme de consensus et d’espérance. En Grèce, en Italie, en Espagne. Les affaires marchent, certes un peu au « black », mais il semble qu’il y ait plus de paix et de joie que chez nous. Les Allemands, les Polonais, les Européens du nord viennent y dépenser sans souci leurs euros, et les autochtones les accueillent avec le sourire. Aux urgences de l’hôpital public de Malaga, parfaitement propre et organisé, on est accueilli aimablement, sans stress, sans lourdeurs administratives, diagnostiqué rapidement et soigné efficacement sans qu’on vous demande un sou. Vu du sud de l’Europe, la France n’est pas seulement le « recordman » européen du déficit budgétaire, elle est aussi le leader européen de la sinistrose et de l’impuissance politique. Au-delà des péripéties qui secouent notre pays, c’est ce qui, vu de loin, apparaît le plus inquiétant. Que va-t-il advenir chez nous dans les semaines et les mois qui viennent ?
Dans un livre à paraître, François Martin cite Soljenitsyne évoquant les dernières années du système tsariste, vers 1900 : « Il n’a pas faibli, il n’a pas molli tout seul, ce système pénitentiaire tsariste. C’est la société tout entière, de connivence avec les révolutionnaires, qui l’a ébranlé, qui l’a ridiculisé par tous les moyens. Le tsarisme a joué sa tête non dans les fusillades de rue de février 1917, mais quelques dizaines d’années auparavant : à partir du moment où, pour la jeunesse des familles aisées, aller en prison était devenu un honneur, et où, pour les officiers de l’armée (même ceux de la Garde), serrer la main d’un gendarme aurait constitué un déshonneur. Et plus le système pénitencier se relâchait, plus nettement triomphait l’éthique des prisonniers politiques, plus sûrement les membres des partis révolutionnaires prenaient conscience de leur force, de la force de leurs propres lois, non de celles de l’Etat ». Comparaison n’est pas raison. Mais l’analogie est frappante.
Aujourd’hui, une partie de la gauche trotskiste a une stratégie insurrectionnelle. Son but est de détruire la démocratie liée au monde capitaliste. La ligne bleu horizon des Vosges, pour Jean-Luc Mélenchon et ses amis, c’est la révolution vénézuélienne d’Hugo Chavez qui, en 2007, a pris le pouvoir et instauré « une loi d’habilitation révolutionnaire ». Elle pratique, pour y parvenir, la « convergence des luttes », et l’immigration est pour elle du pain béni.
« Nous avons le droit de nous venger »
Jusqu’ici, la ligne de défense des partis de gouvernement a été de faire profil bas. Le « en même temps » macronien étant une forme moderne de l’esprit munichois, l’Etat recule. Ici, aujourd’hui, il ne s’agit pas de l’éthique des prisonniers politiques, mais de celle des délinquants et des voyous. Mais c’est la même démarche. Par peur, on adopte les « valeurs » de ceux qui combattent le « système ». Un manifestant criait au début des émeutes : « Nous sommes musulmans. Nous avons le droit de nous venger. C’est écrit dans le Coran », et ceux qui devraient défendre l’ordre républicain se taisent, font profil bas quand ils ne justifient pas leurs excès. Or l’Histoire, et pas seulement celle de la Russie, nous apprend que, quand l’Etat et les élites adoptent « l’éthique des délinquants », la révolution se prépare.
Platon l’écrivait déjà dans La République. Le jour où l’Etat ne maîtrise plus sa jeunesse et laisse la moralité publique et le droit s’affaisser, la population se réfugie dans les bras d’un dictateur ou au minimum dans ceux d’un gouvernement musclé. Plus qu’ailleurs en Europe, en France, l’humanisme semble avoir vécu. Trop de jeunes ont perdu tous liens sociaux en dehors de réflexes quasi claniques. Si l’extrême gauche parvient à ses fins, ce n’est peut-être pas Jean-Luc Mélenchon qui sera notre Hugo Chavez, mais si rien ne change, nous verrons prochainement sortir des urnes une situation inédite depuis le début de la Vème République. La vitesse des événements est difficilement prévisible, leur direction, en revanche, laisse peu de doute.
Thierry Boutet