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Aimer et respecter la vie

<<En gratitude pour Jean-Paul II >>

La mort de Jean-Paul II nous a permis de revoir longuement les divers moments de sa vie, de nous émerveiller d’une telle richesse personnelle déployée à travers le temps, d’en percevoir les traits les plus saillants et les signes de la Providence à laquelle il se confiait généreusement. Sa béatification et sa canonisation ont permis de faire jaillir les traits personnels de son union à Dieu et l’origine de certaines initiatives et inspirations pour la vie de son pays et plus tard celle de son Eglise et de l’Eglise universelle. Certains ont regretté le manque de recul pour ce procès de canonisation. D’autres pensent que la reconnaissance de sa sainteté est une approbation de toutes les décisions prises ou de sa gouvernance. Rappelons que tel n’est pas le sens d’une canonisation. Jean-Paul II a transmis à l’Eglise ce qui lui apparaissait important. Un autre pape prendra peut-être d’autres priorités ou sera confronté à d’autres problématiques. Une vie prête toujours à une interprétation et le visage de Jean-Paul II a ses traits spécifiques. Les souligner, ce n’est pas « comparer », mais relever ce qui apparaît comme source de vie pour toute l’Eglise et pour chaque baptisé. Tel est l’objectif de ces quelques lignes. Il vaut mieux rendre grâce que critiquer, jalouser ou comparer. Reconnaître le bien fait est toujours un acte bon même si pour chacun de nous, l’immensité du bien à faire nous dépasse dans toutes les missions reçues.

Vie exceptionnelle à plus d’un titre, vie d’un croyant abandonné à son Seigneur en toutes circonstances, vie de service. Du point de vue humain et chrétien, le récit de cette vie ne laisse pas indifférent. A travers ses passions théâtrales et sportives, sa prière et son élan apostolique, nous avons vu combien cet homme aimait la vie. La mémoire de ses nombreuses années sur la terre atteste de son goût pour la vie. Les peines et les joies ne lui ont pas manqué : il les a prises en plein cœur et les a faites siennes. Ses qualités personnelles nous apparaissent exceptionnelles : elles ont été mises librement au service de l’amour de Dieu et de son Eglise. Aimer la vie comme il le faisait en toutes circonstances, c’était poser un acte de confiance dans la présence de Dieu dans l’histoire et s’ouvrir à chaque instant à cette présence. L’horizon de l’action et de la réflexion de Jean-Paul II était celui d’un grand amoureux de la vie. Jamais un pape n’aura rencontré autant de monde durant son pontificat, embrassé autant d’enfants, pris souci d’autant de blessés de la vie, montré tant de courage face aux adversités et à la souffrance. Sa manière de vieillir et sa décision de demeurer dans sa mission voulaient attester que l’homme dépasse les forces physiques et l’image qu’il donne de lui : l’homme est toujours un être d’esprit et de don. Son témoignage permet de mieux situer ainsi son enseignement et son souci du respect de la vie ainsi que les exigences morales qui en découlent. S’il a été un farouche partisan du respect de la vie, c’est en payant le prix, en s’engageant dans la vie qui était la sienne et en réfléchissant sur la dignité sans prix de toute vie humaine.

            Les interventions de Jean-Paul à propos du respect de la vie furent innombrables et de styles très variés : homélies, discours de voyages, interventions dans les instances internationales, instructions, exhortations, encycliques. Elles n’ont jamais laissé indifférents les gens auxquels il s’adressait. Elles ont souvent provoqué crispations, critiques, peurs et refus, incompréhensions dans l’opinion publique. Elles ont également mis le doigt avec fermeté autant que douceur sur des désordres importants de notre monde et sur leurs conséquences : des violences, une mentalité fermée sur elle-même et peu ouverte à la vie (antilife mentality), la mort de millions d’êtres humains. Sans peur et avec une ferme constance, il a rappelé aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté la profonde différence entre l’être humain et un objet, l’incomparable dignité de la personne quelles que soient les apparences qu’elle donnait d’elle-même : de l’embryon nouvellement conçu au vieillard en soins palliatifs, du handicapé à l’étranger, du prisonnier au meurtrier. L’homme ne se réduit jamais aux apparences qu’il donne de lui-même : il est toujours plus grand que ses faiblesses ou que ses crimes. Le corps de l’homme dit sa personne : le respect de la vie passe par l’écoute attentive du langage du corps : toute personne y livre « objectivement » des mots, des paroles pour dire ce qu’elle est, comment elle aime et veut se donner.

L’être humain est constitué dès l’origine à « l’image et à la ressemblance » de son Dieu Créateur, Père et Seigneur. La vie humaine est sacrée parce que dès l’origine elle est signe de la présence du Créateur : « elle comporte « l’action créatrice de Dieu » » (Evangelium vitae n°53). Il ne s’agit pas là d’une sacralisation « sauvage » de la vie comme telle, mais de manifester la grandeur et la noblesse de la vie « humaine ». Grand pèlerin de la paix dans le monde, Jean-Paul II s’est fait par la parole et par sa vie le « gardien » de la bonté de tout être humain et le berger de l’humanité en son origine et en sa fin.

1. L’accueil de la vie

            L’enseignement de Jean-Paul II en la matière s’articule autour de trois documents essentiels : Donum vitæ, Veritatis splendor et Evangelium vitæ. Ces textes magnifiques, parfois difficiles, disent la vérité de la vie humaine, le bien ou le mal que l’homme fait à son semblable spécialement en blessant ou en niant la valeur fondamentale de son être : celle qui lui permet de dire qui il est et de faire du bien. Ils montrent l’enjeu des actes techniques posés à l’origine et à la fin de la vie. Ils dénoncent une « culture de la mort » enracinée dans une conjuration contre la vie et dans des structures de péché. Ils énoncent la doctrine morale qui correspond à la dignité de la personne et à sa vocation intégrale en exposant en raison les critères adéquats. « Ces critères sont le respect, la défense et la promotion de l’homme, son « droit primaire et fondamental » à la vie, sa dignité de personne dotée d’une âme spirituelle, de responsabilité morale, et appelée à la communion bienheureuse avec Dieu » (Donum vitae Intro n°1)

            Aucun être humain ne vient au monde sans avoir été voulu immédiatement par Dieu. Dans son origine corporelle et cachée, la conception humaine n’échappe pas à l’amour divin. C’est pourquoi tout homme doit être conçu dans l’écrin d’une promesse de vie (le mariage) et à travers un acte conjugal qui est « donation réciproque » des conjoints. Respecter la vie naissante, c’est lui donner toute sa chance : la concevoir, la porter, la mettre au monde et l’éduquer dans l’amour, par amour et pour l’amour. A cette lumière positive, on comprend les refus constants et solennels de Jean-Paul II de l’avortement directement provoqué. La vie de tant d’enfants n’est-elle pas dans « des situations de grande précarité, lorsqu’elle est privée de toute capacité de défense » et même « à l’intérieur et par l’action de la famille qui, de par sa constitution, est appelée à être « sanctuaire » de vie » ? N’est-il pas paradoxal de voir des institutions et des Etats démocratiques favoriser de véritables « structures de péché » ? Fidèle à la tradition de l’Eglise, le pape a rappelé ainsi contre vents et marée l’inviolabilité de la vie humaine. Face aux nouvelles techniques de fécondation, le critère de respect sera le suivant : « L’être humain doit être respecté – comme une personne – dès le premier instant de son existence » (Donum vitæ I, n°1). Ce critère sera explicité dans la Charte des Droits de la famille et répondra aux principales questions bioéthiques : fécondations in vitro, insémination artificielle, instrumentalisation, destruction et congélation d’embryons, maternité de substitution, interventions thérapeutiques et expérimentation, clonage, etc…

2. Le soin pour celui qui souffre et meurt

            La souffrance, la maladie et la mort sont des épreuves lourdes à porter. Comment aimer et respecter la vie de nos frères et sœurs qui portent de si lourdes charges ? Si le goût de vivre vacille, si la foi en la vie éternelle s’efface, c’est le plus souvent le critère d’une « qualité ou d’un confort de vie » au sens humain du terme qui prédomine et qui conditionne les actes de soins et de santé. Or l’être humain transcende les conditions de son existence. Les améliorations des techniques médicales devraient nous faire rechercher les vrais critères de la mort. Mais il n’est pas facile de fixer les frontières entre le refus de l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie. Dans ce domaine, le respect de la vie est essentiel car « mourir » est un acte de l’homme et les conditions dans lesquelles il peut s’abandonner au Père révèlent sa grandeur et la vision qu’il a de l’humanité.

            Face à la tentation de l’euthanasie, Jean-Paul II a rappelé régulièrement le strict respect de la personne qui meurt et le refus de provoquer la mort par anticipation pour mettre fin « en douceur » à sa propre vie ou à la vie d’autrui. Une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur, ne peut jamais être posée. « Nul d’entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Donc, dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14,7-8).

            Ce désir que tout homme soit accompagné jusqu’au dernier moment transparaît à travers toutes les prises de position de Jean-Paul II : souci de ne pas faire de la souffrance un « absolu » et donc promotion de tout ce qui peut la soulager, renoncement à des traitements disproportionnés et à toutes les formes d’acharnement thérapeutique, encouragement au développement des unités de soins palliatifs, désir que tout homme puisse profiter de ce passage qu’est la mort pour en faire un ultime don-de-soi. La mort pour Jean-Paul II est un acte de vie si la personne peut s’y associer à l’acte de salut du Christ. A nous de l’accompagner sur ce chemin. L’euthanasie est tout le contraire : elle est une « grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable d’une personne humaine » (EV n°65).

            Ces affirmations fortes ont été rendues nécessaires par l’évolution et l’acceptation rapide de législations favorables à l’euthanasie. Dans ce contexte, Jean-Paul II souligne la solidarité fraternelle et spirituelle nécessaire à l’intérieur des familles, des communautés religieuses et des sociétés ; parfois la nécessaire désobéissance civile (objection de conscience) face à des lois injustes. Nous appartenons au Christ et aussi au « peuple de la vie et pour la vie » (EV n°101).

            La réflexion s’est affinée en face des questions plus aiguës des personnes en « état végétatif ». Quelques exemples « médiatisés » ont déchaîné les passions et placé le débat dans un contexte biaisé. Jean-Paul II a rappelé souvent que la personne ne se réduit ni aux circonstances de sa vie ni aux apparences qu’elle donne d’elle-même. « Un homme ne deviendra jamais un végétal ou un animal ». La dignité humaine appartient à l’être de la personne. Respecter la vie, c’est assurer à chacun jusqu’au bout les soins qui lui sont dus en tant que personne : l’alimentation et l’hydratation sont l’assistance médicale de base. Prendre soin d’une personne, c’est l’accompagner jusqu’au bout et rester présent à elle en respectant l’intégralité de son être.

3. Un témoin dans des conditions difficiles

Nous le voyons : les défis rencontrés n’étaient pas minces dans ces domaines, surtout face aux rapides et bouleversantes découvertes biomédicales et aux antagonismes des peuples. Le combat de Jean-Paul II n’a jamais dissocié la vie personnelle de la vie des peuples. Même s’il était plus respecté et écouté quand il parlait de la paix, refusait la peine de mort, appelait la conscience universelle à « partager » avec ceux qui meurent de faim, son attention à la vie naissante et son refus de l’euthanasie étaient fondés sur les mêmes convictions : « L’inviolabilité du droit à la vie de l’être humain innocent « depuis le moment de la conception » jusqu’à la mort « est un signe et une exigence de l’inviolabilité même de la personne, à laquelle le Créateur a fait le don de la vie » (Donum vitae, Introduction n°4). Qui dit inviolabilité de la vie humaine ne dit pas qu’elle est « intouchable » : les interventions qui la concerne doivent respecter la structure, les dynamismes et les finalités du corps humain et être mises au service de la personne et de son développement.

Il s’agit bien de reconnaître que seul Dieu est maître de la vie et de la mort. L’homme passe l’homme, car il vient de Dieu et va vers Lui. La liturgie eucharistique de l’Eglise nous le rappelle dans sa Prière IV : « Père très saint, nous proclamons que tu es grand et que tu as créé toutes choses avec sagesse et par amour : tu as fait l’homme à ton image, et tu lui as confié l’univers, afin qu’en te servant, toi son Créateur, il règne sur la création ». La domination et la maîtrise de l’homme sur le créé ne sont pas absolues : il est le « gardien », le serviteur du monde créé, appelé à l’offrir librement au Créateur à travers le soin et la vigilance qu’il lui porte.

L’enjeu du respect de la vie, c’est la reconnaissance de cette vocation intégrale de tout homme. S’il nous est parfois difficile de le percevoir, si le sens de l’homme et de son mystère s’efface et s’éloigne de nous, c’est parce que nous avons perdu le sens de Dieu. Jean-Paul II a cherché à raviver en tous ceux qu’il rencontrait le dialogue intime que chacun peut avoir avec son Maître et Seigneur. Raviver cette vie spirituelle, c’est « donner vie à la vie ».

            Son dernier pèlerinage à Lourdes (le 15 août 2004) était assez explicite de ce souci pastoral. Démarche émouvante d’un homme qui venait prier Marie, la Mère du Verbe de vie, et lui confier sa vie devenue fragile ainsi que sa mission. Dans sa brève homélie au départ de la procession aux flambeaux, il lançait aux fidèles, « A vous tous, frères et sœurs »,  un « appel pressant pour que vous fassiez tout ce qui est en votre pouvoir pour que la vie, toute vie soit respectée depuis sa conception jusqu’à son terme naturel. la vie est un don sacré, dont nul ne peut se faire le maître ». Que cette exhortation ait été accompagnée d’un vibrant appel à la paix ne nous surprendra pas. Respecter la vie n’est-il le nouveau chemin des « artisans de paix » dans la vie familiale comme entre les nations de la terre ? Respecter la vie est bien la clé d’une paix durable entre les peuples et le chemin vers l’avènement en vérité de cette paix.

Pour Jean-Paul II, la femme a une mission particulière dans ce combat spirituel. S’exprimant déjà en ce sens dans Evangelium vitae pour les femmes blessées par un avortement (EV n°99), le pape prenait à Lourdes un vocabulaire poétique et prophétique pour définir leur vocation dans cette civilisation de l’amour qu’il souhaitait de tout son cœur. En cette fête de Marie, il redisait « la mission particulière qui revient à la femme, à notre époque tentée par le matérialisme et par la sécularisation : être dans la société actuelle témoin des valeurs essentielles qui ne peuvent se percevoir qu’avec les yeux du cœur. A vous les femmes, il revient d’être des sentinelles de l’invisible ». Confiance dans la foi de celles qui disent « oui » à la vie et qui la portent de tant de manières. Confiance dans la vitalité spirituelle de la femme au cœur de l’Eglise et du monde. Les femmes n’aideraient-elles pas l’humanité à porter avec elles la plénitude du mystère de la vie ?

Nous sommes tous conviés à porter ce combat spirituel : « Soyez des femmes et des hommes libres », ajoutait Jean-Paul II. La liberté des enfants de Dieu se dit dans l’histoire humaine par des actes qui font vivre et donnent la vie aux autres. La mort de Jean-Paul II a attesté son abandon confiant au Seigneur de la vie. Son désir de vivre et de servir le Seigneur lui donnait de lutter pour conserver sa vitalité et remplir sa mission. Sa confiance en Dieu lui permit de « passer en Lui » en ne cherchant pas des moyens disproportionnés pour rester en vie : par l’offrande de sa mort, au Vatican même, il donnait un ultime témoignage de ce que peut être la fécondité de toute vie, dès lors qu’elle continue à s’offrir jusqu’au dernier moment.

                                                                       Alain Mattheeuws s.j.