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Affaire Ouellet : symbole d’un dysfonctionnement des procédures ecclésiastique ?

Une sœur renvoyée de sa communauté à la suite d’une enquête canonique motivée par des plaintes des membres de sa communauté ; un procès civil intenté à cette communauté, aux visiteurs canoniques et au cardinal, le québécois Marc Ouellet, qui a diligenté toute la procédure, qui se voient condamnés, lourdement, par la justice française ; une réaction diplomatique du Saint Siège ; tels sont les ingrédients d’une affaire judiciaire hors norme. François de Lacoste Lareymondie, qui est avocat ecclésiastique, analyse les circonstances d’une décision qui devrait interroger l’Eglise de France sur ses pratiques dans le domaine des procédures canoniques.

Par un jugement en date du 3 avril 2024, le tribunal judiciaire de Lorient a reconnu que le cardinal Ouellet, Dom Nault, père abbé du monastère bénédictin de Saint-Wandrille, mère Desjobert, prieure des sœurs cisterciennes de Boulaur, et la communauté des Dominicaines du Saint-Esprit, avaient commis plusieurs fautes graves envers Mère Marie-Ferréol (nom de religion de Sabine Baudin de la Valette) ; il les a condamnées in solidum[1] à verser à celle-ci plus de 190 000 € au titre des différents préjudices qu’elle a subis, tandis que la communauté a été condamnée à lui verser un peu plus de 33 000 € au titre de son devoir de secours[2]. Le tribunal a précisé que le cardinal Ouellet est tenu de verser 60% des dommages-intérêts ainsi fixés. Rome a réagi très vivement.

Motif de de cette condamnation 

Mère Marie-Ferréol a été renvoyée de sa communauté, d’abord provisoirement pour trois ans le 21 octobre 2020, puis définitivement avec expulsion de la vie religieuse en 2021, par des décrets signés par le cardinal Ouellet au terme d’une enquête canonique dont le même cardinal avait chargé Dom Nault et mère Desjobert. Ces sanctions et l’enquête canonique sur lesquelles elles se fondent étaient consécutives à des plaintes qui avaient été déposées à Rome par les Dominicaines du Saint-Esprit à l’encontre de Mère Marie-Ferréol en raison de son comportement au sein de la communauté. Son renvoi a été à effet immédiat et l’a laissée sans secours matériel après 34 ans de vie religieuse.

Il ne m’appartient pas d’exprimer un avis sur le fond de l’affaire, c’est-à-dire sur la nature des reproches formulés à l’encontre de Mère Marie-Ferréol et sur le bien-fondé de la sanction qui lui a été infligée. Le tribunal de Lorient ne l’a pas fait davantage. En revanche, il a souligné les graves dysfonctionnements de la procédure ecclésiastique ; et ce sont ces dysfonctionnements qu’il a sanctionnés en raison de l’important préjudice qu’ils ont causé à Mère Marie-Ferréol ; laquelle n’est jamais parvenue à se faire entendre de l’autorité ecclésiastique et s’est résolue, en fin de compte, à saisir la justice civile.

Les dysfonctionnements de la procédure de renvoi

Le tribunal en a relevé de très nombreux qui, à ses yeux, ont constitué autant de fautes de la part des protagonistes envers Mère Marie-Féréol :

  • Les faits précis sur la base desquels la sanction (la plus grave qui soit à l’encontre d’un religieux) a été prononcée ne lui ont jamais été communiqués ; nul n’a répondu à ses demandes répétées de les connaitre ; la communauté s’est contenté de formules générales, quand on ne lui a pas simplement dit « vous savez très bien pourquoi » ;
  • Les attestations produites par les Dominicaines du Saint-Esprit révélaient un « passif relationnel très lourd », mais les faits invoqués, quand ils ne l’étaient pas en termes généraux, consistaient souvent en mesquineries ou en des défauts de caractère et ne revêtaient pas, selon le tribunal, le caractère grave et précis que l’on attend à l’appui d’une sanction aussi sévère ;
  • Mère Marie-Ferréol n’a pas pu être assistée d’un avocat pendant la partie pré-contentieuse de la procédure avec la communauté, ni pendant l’enquête canonique ;
  • Par la suite, quand elle a pu obtenir une telle assistance, son conseil a été autorisé seulement à consulter le dossier à la Nonciature la veille de la notification du décret de renvoi ;
  • La procédure de renvoi par l’association[3] n’a pas été respectée ;
  • Le décret de renvoi n’a été précédé d’aucun avertissement préalable et son exécution a été immédiate, du jour au lendemain ;
  • Le cardinal Ouellet est l’autorité ecclésiale qui a conduit toute la procédure, rédigé et signé tous les décrets, notamment les décrets de renvoi ; mais il était alors préfet du Dicastère pour les Évêques[4], donc hors de son champ de compétence institutionnelle alors que c’est le Dicastère en charge de la Vie Consacrée qui aurait dû intervenir ; il soutenait avoir été délégué spécialement par le Pape pour traiter cette affaire mais n’a jamais présenté de délégation de la part du Souverain Pontife ;
  • Le cardinal Ouellet était un ami très proche d’une des sœurs auteur des dénonciations initiales ; mais il ne s’est pas récusé en dépit de la suspicion qui pouvait peser sur son impartialité ; pas plus qu’il n’a hésité à nommer une personne qui lui était proche comme enquêteur canonique ;
  • Enfin, après son renvoi, Mère Marie-Ferréol n’a reçu aucun secours significatif de la part de son ancienne communauté.

En fin de compte, selon le Tribunal de Lorient, les droits de la défense et le principe du contradictoire, qui sont l’un des fondements essentiels de tout procès équitable, ont été totalement méconnus ; la sanction prononcée, dans le contexte procédural évoqué ci-dessus, a un caractère infamant et vexatoire ; enfin, le cardinal Ouellet s’est rendu coupable d’un grave abus de droit. Voilà ce qui explique la lourdeur des peines civiles prononcées par le tribunal de Lorient. En effet, le tribunal a fait observer que, tant en droit civil qu’en droit canonique, celui qui prétend être délégué (quand il n’agit pas dans le cadre de ses responsabilités institutionnelles) doit prouver sa délégation ; que les droits de la défense et le principe du contradictoire valent universellement et ne sauraient être piétinés ; qu’il en est de même pour le principe d’impartialité ; et que le devoir de secours envers une personne renvoyée existe aussi en droit canonique[5].

L’affaire ira en Cour d’appel

La communauté des Dominicaines du Saint-Esprit a déclaré immédiatement vouloir interjeter appel ; nous verrons bien si la Cour d’Appel infirme le jugement du Tribunal de Lorient en dépit d’une motivation qui semble solide. De son côté, le Saint-Siège s’est ému de la condamnation (au civil) d’un cardinal en y voyant une atteinte à la liberté religieuse ; d’où une démarche diplomatique inhabituelle auprès du ministère français des Affaires Étrangères se traduisant par la remise d’une note verbale. On ne voit pas très bien en quoi la liberté religieuse serait ici menacée ; en revanche on devine en arrière-plan l’idée qu’une immunité juridictionnelle devrait protéger une autorité ecclésiastique romaine pour ses actes personnels (et non institutionnels) ayant un effet civil dans un pays tiers ; ce qui, à ma connaissance, n’a pas de fondement en droit international. Quant à imaginer que les autorités françaises fassent pression sur une juridiction à la suite de cette démarche, c’est se faire probablement beaucoup d’illusions, surtout par les temps qui courent !

Une affaire emblématique d’un certain fonctionnement interne à l’Église

Le point sur lequel je souhaite mettre ici l’accent, c’est le caractère hélas fréquent du dysfonctionnement des procédures canoniques dès lors qu’il y a un conflit, et plus encore lorsqu’il y a des sanctions en jeu. Faisant part de mes questionnements à une personne habituée à opérer dans le sérail, elle m’a répondu : « mais c’est toujours comme cela que cela se passe ! ».

L’Église se vante pourtant d’être à l’origine des grands principes qui protègent la personne accusée ; et cela est vrai. Mais en pratique, comme l’expérience le montre trop souvent, hélas :

  • les autorités ecclésiastiques renoncent au procès judiciaire devant une Officialité, s’affranchissant ainsi des contraintes du procès équitable, pour privilégier la procédure disciplinaire, rapide, voire expéditive, afin de sanctionner clercs et religieux qui ont dévié ;
  • l’une des raisons de ce refus du procès est la crainte d’avoir à affronter un avocat qui prendrait la défense du prévenu et pourrait relever les faiblesses du dossier ;
  • l’accès au dossier est régulièrement refusé à l’accusé, notamment quand il n’a pas d’avocat, souvent au prétexte de protéger les dénonciateurs ( !), en réalité tout simplement parce que les faits qui fondent l’accusation sont mal établis ou trop faibles ;
  • de fait, on se contente trop souvent de dénonciations, même lorsqu’elles sont faibles ou calomnieuses, et les enquêtes canoniques sont trop souvent conduites à charge : il arrive même parfois que la personne visée ne soit pas entendue, et qu’il ne lui pas proposé de fournir ses prorpes témoins ou preuves ;
  • ainsi l’accusé n’est généralement pas en mesure de contester ce dont on l’accuse ni de se défendre sérieusement ;
  • le recours à la procédure disciplinaire au lieu du procès judiciaire conduit souvent à s’affranchir du principe d’impartialité qui devrait présider au choix des intervenants, et à privilégier des personnes choisies en interne ;
  • enfin les sanctions sont expéditives, quitte à ce qu’elles s’avèrent parfois mal fondées…

Un risque pour l’avenir

Les règles du procès équitable, à commencer par les droits de la défense et le principe du contradictoire, sont essentielles à l’exercice d’une justice digne de ce nom, dans l’Église comme ailleurs, car elles sont la principale protection du justiciable : s’en affranchir est toujours le signe d’une déviance des institutions[6].

Il est regrettable que ce soit la justice civile qui rappelle à l’ordre l’institution ecclésiale. Je reconnais que le contexte actuel de lutte contre les abus, de répression à laquelle cette lutte conduit, ainsi que les polémiques qui en résultent, n’aident pas à aborder cette question avec sérénité. Or l’Église s’est dotée d’un droit dont les praticiens reconnaissent la valeur. Malheureusement la grande majorité de ses autorités l’ignore. Plus encore, elle s’en défie ; souvent au prétexte que le « juridisme » dont on accuse les canonistes contrarierait la charité. En réalité parce que le droit crée des contraintes qui dérangent.

Si les autorités ecclésiales ne traitent pas convenablement les litiges internes qui peuvent surgir entre ses membres, en prêtant plus d’attention aux normes du droit, alors il faut s’attendre à ce que le juge civil soit amené à le faire à sa place. Mais comme il n’aura pas toujours la précaution de ne pas s’écarter des principes généraux du droit communs au droit civil et au droit canonique, on peut craindre qu’alors il en impose d’autres à l’Église, qui lui seront étrangers.

                                                                                   François de Lacoste Lareymondie


[1] Une obligation in solidum (différente de l’« obligation conjointe » ou encore de l’« obligation solidaire ») est une obligation contractée par plusieurs personnes qui sont responsables à des titres divers du même dommage, et sont donc tenues pour le tout envers le créancier ; mais sans qu’il y ait solidarité entre elles et étant précisé qu’il leur appartient de se répartir la charge, sauf à ce que le juge le fasse à leur place.

[2] Il ne s’agit donc pas d’une condamnation pénale comme on l’a parfois lu, à tort, mais d’une condamnation civile pour faute envers la plaignante.

[3] Sur le plan civil, les Dominicaines du Saint-Esprit sont organisées en association déclarée (loi de 1901) dont les statuts comportent, comme il se doit, des stipulations sur l’adhésion et le renvoi.

[4] Le cardinal Ouellet a démissionné de sa charge de Préfet du Dicastère pour les Évêques en janvier 2023.

[5] Cf. le can. 702 § 2 en ce qui concerne les religieux.

[6] La création d’un tribunal canonique pénal national en 2022 pourrait aider à changer les choses ; en tout cas, elle devrait remédier à la médiocre compétence de nombreux juges et avocats en droit pénal canonique. Mais il est encore trop tôt pour savoir si cette réforme, de bonne venue, sera suivie d’effet ou si les pratiques antérieures perdureront. En effet, il ne suffit pas que le tribunal existe, il faut aussi qu’il soit saisi.